Amour (2012) de Michael Haneke avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert

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Chez les « vieux » de Jacques Brel, ça sent « le thym, le propre, la lavande et le verbe d'antan ». Chez Haneke, ça sent le linge douteux, la pisse et la mort. Nulle tendresse chez le maître autrichien dont Amour pourrait être une nouvelle version de La maison du lac si elle avait été réalisée par Hitler, selon l'excellent bon mot de Bret Easton Ellis.

 

Plus sérieusement, Amour marque un faux tournant dans la carrière d'Haneke. En obtenant l'unanimité critique (ou presque : Les Cahiers du cinéma ayant sauvé l'honneur de la profession) et en décrochant sa seconde palme d'or (après celle récompensant le pénible et lourdingue Ruban blanc) ; le cinéaste autrichien fait mine de s'intéresser à des sujets plus « humains » et moins « théoriques » (le Mal, la Violence...). Mais cette évolution est d'autant plus gênante que son système formel reste totalement figé et n'a pas évolué d'un iota. Ce qui me plaisait dans des films comme Funny games ou Caché, c'était leur côté peu aimables et parfois proches du cinéma de « genre » (il y a des scènes de terreur incroyablement réalisées dans Funny Games que je considère encore comme le meilleur film du cinéaste). Dans Amour, le cinéaste se place sur le terrain du chantage à l'émotion (comment ne pas verser une larme sur cette vision pathétique de l'humanité et celle de cette femme qui crève à petit feu tandis que son mari fait tout pour l'aider avant de l'achever par « amour »?) et ne propose finalement que l’exécution froide d'un programme clairement défini dès les premiers plans.

Le film obéit alors à une double logique extrêmement désagréable. D'un côté, ne rien épargner aux spectateurs pour l'accabler sous le poids de la toute-puissance d'une mise en scène « réaliste ». De l'autre, se draper dans les oripeaux de la grammaire « auteuriste » contemporaine (plans-séquences qui durent plus que nécessaire, cadres composés avec une grande rigueur...) pour éviter le grief de la complaisance (Trintignant le dit lui-même à sa fille jouée par Huppert : « rien de tout cela ne mérite d'être montré »).

 

D'une certaine manière, ce réalisme implacable revendiqué par Haneke et qui le pousse à nous montrer en détails la déchéance physique d'Anne (Emmanuelle Riva) relève de la pure pornographie. Si l'on oublie un court instant les préjugés « moraux » qui entourent ce mot, ça n'est pas ce qui est représenté dans le cinéma X qui choque1 mais la manière dont les choses sont montrées. Il ne s'agit pas, dans la majorité des cas, de filmer l'amour, le désir et le sexe mais d'offrir une vérification optique d'un phénomène purement technique (en gros, montrer au spectateur que ça « fonctionne »). Eh bien c'est la même chose dans la mise en scène de la mort chez Haneke : se contenter de vérifier « techniquement » que ça se délabre : d'abord le fauteuil roulant puis l'incontinence, les couches et la toilette humiliante, etc. La réalisation est ici purement tautologique : l'image n'apporte rien de plus que ce qu'elle assène lourdement, sans cette opacité et cette humanité que l'on trouvait dans un chef-d’œuvre (pourtant bien noir et désespéré) comme Cris et chuchotements de Bergman. Ne reste alors plus qu'à subir les épreuves sans avoir la moindre distance pour que se niche un sentiment de compassion ou d'empathie.

 

Mais Haneke est également un « auteur » et il convient, à ce titre, de draper les faits les plus triviaux dans une forme « noble » (avec, par exemple, le recours à la musique de Schubert). Encore une fois, le cadre, la lumière, l'utilisation de l'espace sont parfaits mais quelle complaisance dans cette manière de faire durer les plans, dans cette utilisation du hors-champ qui permet au cinéaste de nous montrer « tout » mais avec une certaine hypocrisie (on songe aux enfants battus « hors-champ » dans Le ruban blanc mais avec une bande-son si réaliste qu'elle rendait finalement le passage aussi répugnant).

Pour moi, une scène résume parfaitement tout le film et exprime la quintessence du point de vue de Haneke (parce que la « mise en scène » n'est finalement, au-delà des prouesses « techniques », qu'une question de « point de vue ») : c'est ce moment où Trintignant cherche à tout prix à faire boire son épouse qui résiste. Le plan devient subjectif et l'on ne voit plus qu'Emmanuelle Riva en gros plan, en plongée, le visage déformé, et la main du comédien qui tente de la forcer à avaler trois gouttes d'eau. Outre la durée insupportable du plan, c'est la place que le cinéaste octroie aux spectateurs qui gêne. Nous nous retrouvons dans la peau de Trintignant mais pas d'un point de vue affectif (le plan écrase la femme) mais de celui qui doit « passer en force ». Et cette position rejoint également celle du cinéaste qui domine son personnage. On pense à ce moment précis à un véritable interrogatoire de police où il ne manque plus que le projecteur dans les yeux !

Tout le film est de cet ordre : une épreuve de force qui vire même à la séance de torture (la scène que je viens de citer se termine d'ailleurs par une gifle). Que le cinéaste ait une vision noire de l'humanité et du néant à quoi se réduisent nos vies, pourquoi pas. Mais je ne supporte pas cette manière qu'il a de « prendre en otage » le spectateur et de lui infliger un simple « programme » où tout est déjà joué d'avance.

Et même s'il s'avance derrière les voiles de la « grande forme », le film ne vaut guère mieux que ces grands « sujets de société » (pour ou contre l'euthanasie) avec lesquels on nous bassine chaque jour.

 

A l'instar de Hunger de Steve McQueen et d'autres avatars de cette nouvelle « qualité auteuriste internationale », Amour est un film qui ne joue que sur le dégoût et l'intimidation. Du coup, Haneke ne dit rien de la vieillesse, de la maladie, de la mort ou même de l'amour entre personnes âgées.

Ne reste plus alors, en guise d'antidote, qu'à aller revoir le magnifique film de Marco Ferreri : La maison du sourire...

 

 

1 « ...je ne vois pas au nom de quelle schlingante éthique un film où l’on suce, où l’on branle et où l’on baise serait plus négligeable qu’un film où l’on tire au flingue, qu’un film où l’on cause métaphysique ou qu’un film où l’on nage le crawl, merde alors ! » Jean-Pierre Bouyxou  Une encyclopédie du nu au cinéma 

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