Mariages malheureux
Haute société (1933) de George Cukor avec Constance Bennett
L’autre (1939) de John Cromwell avec Carole Lombard, Cary Grant, Kay Francis
(Editions Montparnasse) Sortie le 20 aout 2013
Pour être tout à fait honnête, le regroupement opéré entre ces deux films était au départ purement aléatoire et n’était dicté que par la simple volonté de gagner du temps (une note au lieu de deux). Or il se trouve que le hasard fait bien les choses puisque ces deux films débutent par le même postulat : celui d’un mariage malheureux contracté non pas par amour mais pour l’argent. D’un côté, une riche américaine qui épouse un aristocrate anglais sans le sou alors que ce dernier aime une autre femme (Haute société) ; de l’autre, une femme qui a délaissé l’homme qu’elle aimait pour se marier avec un autre plus riche et qui refuse le divorce lorsque ce dernier rencontre le grand amour (L’autre).
Si le point de départ de ces deux films est relativement similaire, le traitement du récit sera par la suite radicalement différent. D’un côté, George Cukor va s’engouffrer dans la voie de la satire mordante tandis que John Cromwell va développer un joli mélodrame à la sensibilité à vif.
Haute société suit donc les traces d’une riche héritière américaine (Constance Bennett) qui découvre le jour de son mariage que son futur époux ne la choisit que pour son argent. Plutôt que de se lamenter, elle va se rire de l’hypocrisie de toute une classe sociale et provoquer le scandale. A travers le personnage de Pearl, Cukor ridiculise un petit monde où le glacis des apparences ne parvient pas totalement à dissimuler l’avarice, l’arrivisme, l’adultère, l’envie et la jalousie. Entre les vieilles duchesses entretenant des gigolos ne pensant qu’au fric et les vieux lords entretenant les épouses délaissées, le tableau est aussi drôle que corrosif.
Tourné en 1933, Haute société fait partie des premiers films tournés par Cukor. Après avoir réalisé quelques titres pour la Paramount, il suit David O. Selznick lorsque celui-ci devient directeur de production à la RKO pour quelques années. Pour la petite histoire (celle que rappelle Serge Bromberg en bonus du film), Cukor suivra ensuite son mentor à la MGM et ne le quittera qu’en 1939, lorsque Selznick l’évincera du plateau d’Autant en emporte le vent.
Alors que Haute société fait partie de ses œuvres de jeunesse, on décèle déjà toutes les caractéristiques de son cinéma. D’un côté, un goût marqué pour la satire et la critique acerbe (Cf. le délicieux Women). De l’autre, une manière assez unique de faire du monde une scène de spectacle où la femme pourra prendre son envol. Le côté « théâtral » des films de Cukor constitue parfois leur limite et Haute société souffre d’une mise en scène un peu trop « raide », prioritairement vouée à recueillir les saillies vachardes des personnages. Mais l’on voit aussi ce qui intéresse Cukor, cinéaste des femmes : construire un personnage féminin suffisamment fort et libre pour s’affranchir des conventions et rire (en les détournant à son profit) des préjugés et codes sociaux de l’aristocratie britannique. Sans Pygmalion, Pearl annonce déjà les héroïnes du cinéaste s’épanouissant sur la scène du monde (ou du spectacle) après en avoir dompté les codes, que ce soit dans My fair lady ou Une étoile est née.
Une autre curiosité de Haute société est le personnage d’Ernest qui débarque à la toute fin du film dans la mesure où ses mimiques ne laissent aucun doute quant à son homosexualité. Le thème reviendra parfois chez Cukor (Cf. Sylvia Scarlett) mais a aussi un intérêt historique dans la mesure où l’année suivante, l’immonde code Hays allait balayer ce type de représentation de l’écran.
Parmi les interdits édictés par le fameux code Hays, il y avait bien entendu tout ce qui nuisait aux saints sacrements du mariage et de la famille. Du coup, le divorce était un thème soumis à cette censure. Dans L’autre, il est constamment question de ce sujet puisque Alec (Cary Grant) rencontre un beau jour Julie (Carole Lombard) dont il s’éprend. Le problème, c’est qu’il est marié à Maida (Kay Francis), manipulatrice féroce qui ne l’a épousé que pour son argent. Quand Alec demande le divorce, elle élabore un stratagème pour refuser…
De cette trame, John Cromwell tire un mélodrame classique mais émouvant, porté par le charisme de ses deux interprètes principaux : Cary Grant entre gravité et légèreté, désespoir et séduction amusée, Carole Lombard en jeune veuve fragile et déterminée. Le plus intéressant dans ce film vient de la manière dont le cinéaste parvient à pousser le spectateur à encourager le divorce. Maida, la femme d’Alec, est tellement vicieuse, intéressée, calculatrice, manipulatrice (Kay Francis est absolument glaçante) qu’on ne peut souhaiter qu’une chose : que la morale s’éclipse devant les sentiments et l’amour qui irradie le couple vedette. Le côté mélodramatique du récit permet au cinéaste d’accrocher encore plus un spectateur submergé par l’émotion et qui ne peut qu’approuver ce divorce (qui ne sera pourtant jamais filmé : diabolique subterfuge).
Je ne suis pas certain que John Cromwell soit un grand cinéaste mais L’autre séduit par ce traitement progressiste d’un sujet épineux à l’époque. C’est, en outre, un bon mélo filmé avec soin et bien construit.
Gageons qu’il vous tirera quelques larmes…