Fleurs d’équinoxe (1958) de Yasujiro Ozu avec Shin Saburi, Ineko Arima, Chishu Ryu. Sortie en salles le 22 janvier 2014. Editions Carlotta.

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Dès les premiers plans de Fleurs d’équinoxe plane sur les personnages une menace de typhon. La tempête aura bien lieu mais il ne s’agira en aucun cas d’un phénomène météorologique mais bel et bien de la disparition d’un monde ancien cédant la place à l’émergence d’un nouveau.

Cette opposition entre un monde figé dans des codes ancestraux et l’arrivée d’une certaine modernité pourrait résumer toute l’œuvre d’Ozu. Ses films racontent toujours la même histoire (des filles à marier, des enfants qui s’en vont, des parents qui restent et ne gardent avec eux que leurs désillusions…) mais ils distillent pourtant toujours une émotion rare, parvenant à toucher à l’universel en abordant des questions purement « locales » et très ancrées dans la société japonaise de l’époque.

Fleurs d’équinoxe est le premier film en couleurs d’Ozu et peut-être son plus  géométrique. Bien entendu, lorsqu’on parle de « géométrie » à propos de son cinéma, on pense immédiatement à la forme qu’emprunte sa mise en scène : plans fixes à hauteur de tatami, rigueur absolue du cadre épousant à la perfection l’architecture des demeures japonaises, beauté sublime de ces « natures mortes » qui reviennent régulièrement dans le récit comme des respirations musicales ouvrant l’œuvre à une dimension presque cosmogonique et dont le caractère paisible contraste avec les tourments des affaires humaines…

Mais la dimension géométrique vient également d’un récit qui met en scène une situation semblable vécue par au moins quatre personnages : un père qui marie sa fille au début du film, Hirayama (Shin Saburi) qui refuse que la sienne épouse le garçon qu’elle a choisi, Mikami (joué par Chishu Ryu, l’inoubliable « héros » du Goût du saké) dont la fille a quitté le foyer familial pour aller s’installer avec un garçon et enfin une mère qui aimerait, elle aussi, caser sa fille Yukiko.

Pour ces quatre personnages, la situation est la même : quelle attitude opter face aux choix et désirs de la nouvelle génération. Au début du film, Hirayama fait un discours terrible lors du mariage de la fille de son ami : il félicite les jeunes époux de s’être choisis et de s’aimer alors que son propre mariage a été de toute pièce arrangé par ses parents. Mais si son discours paraît alors très progressiste, il l’oubliera lorsqu’il sera confronté lui-même à la situation (sa fille qui refuse qu’on choisisse pour elle son mari).

D’un côté, il y a un monde ancien, celui des hommes qui se réunissent pour boire des verres de saké et qui font perdurer une tradition patriarcale implacable (le moment où un poème guerrier est repris en chœur par les anciens camarades est assez symptomatique) ; de l’autre, des jeunes gens qui veulent rompre avec ces traditions et goûter au bonheur (même si celui-ci est toujours un peu triste, comme le précise Yukiko).

Fleurs d’équinoxe est sans doute le film le plus « féministe » d’Ozu puisque ce sont les jeunes femmes qui refusent les choix imposés par leurs pères. Mais il ne s’agit évidemment pas de plates revendications mais d’un désir d’émancipation plus large qui permettra aux jeunes hommes de vivre mieux également.

 

Ozu se garde bien des oppositions schématiques et conduit son récit avec une délicatesse et une subtilité admirables. Le personnage d’Hirayama est, à ce titre, une merveille d’ambiguïté, capable de tenir des discours progressistes avec les autres mais se retrouvant conditionné par ses propres préjugés et traditions dès qu’il s’agit de sa propre fille. Au-delà de sa rigidité, ce qui émeut ici sont ces sentiments universels qu’Ozu parvient à faire filtrer : la peur de vieillir, la solitude des parents qui voient leurs enfants voler de leurs propres ailes… Il y a une scène absolument magnifique où Hirayama et sa femme sortent le temps d’une balade bucolique. La manière dont le cinéaste les filme devant une montagne et les paroles qu’ils échangent sont bouleversants. Notre cœur se serre face à tant de tendresse, de délicatesse, de mots tus, de mélancolie…

Pour ces hommes qui voient leur monde s’évanouir, la douleur est grande : certains refusent cette évolution et voient leurs enfants s’enfuir et s’émanciper loin du foyer familial. Et il y a ceux qui finissent par comprendre que ce changement est inéluctable et qu’il est même souhaitable (le discours inaugural laisse entendre que la génération des parents n’a pas été heureuse en amour).

Ozu filme cette évolution avec beaucoup de malice et un certain humour par le biais de personnages secondaires facétieux : la pétillante Yukiko qui tend un « piège » à Hirayama, la petite sœur de Setsuko Hirayama ou même la femme d’Hirayama que l’on croit soumise et silencieuse mais qui finit par faire pencher la balance du côté de la fille…

 

Fleurs d’équinoxe fait assurément parti des grands chefs-d’œuvre d’Ozu. Un film qui parvient à toucher à l’universel et à évoquer les sentiments les plus subtils tout en s’inscrivant dans le cadre très circonscrit du foyer japonais.

C’est tout simplement magnifique…

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