Deep end (1970) de Jerzy Skolimowski avec Jane Asher, John Moulder-Brown, Diana Dors (Editions Carlotta)

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Si on oublie un instant de jouer les Cassandre ou les blasés, on admettra volontiers qu'il existe encore un certain nombre de bons films capables de nous toucher et de nous séduire. De la même manière, il serait aisé de citer un certain nombre de chefs-d’œuvre jonchant les sentiers sinueux de l'histoire du cinéma. En revanche, ils sont très peu nombreux ces films qui semblent ne venir de nulle part et résulter d'une alchimie secrète dont la recette s'est irrémédiablement égarée. Ces joyaux secrets qui ne cessent de vous obséder une fois découverts et qui changent à jamais votre vision du cinéma. Alors Deep end de Skolimowski n'est sans doute pas un « chef-d’œuvre » au sens où les historiens du cinéma l'entende (laissons cette étiquette « monumentale » et « patrimoniale » à Orson Welles ou Eisenstein !) mais c'est indéniablement un de ces films qui peuvent changer une vie.

 

Et pourtant, sur le papier, le film n'a rien d'exceptionnel ; Skolimowski se contentant de filmer une semaine de la vie d'un adolescent (Mike, 15 ans) qui vient de se faire embaucher dans un établissement de bains publics. C'est sur les lieux de son travail qu'il fait la connaissance de Susan (la divine Jane Asher, compagne à l'époque de Paul McCartney) dont il va tomber éperdument amoureux...

 

Deep end pourrait être une sorte de manifeste joyeux et tragique de ces « nouveaux cinémas » qui naquirent un peu partout dans le monde au milieu des années 60 dans la lignée de la « Nouvelle Vague » française (le « free cinema » anglais, le « cinema novo » brésilien, les nouvelles vagues  des pays de l'Est...) où Skolimowski parvient à créer un équilibre miraculeux entre une structure formelle assez forte (le film joue sur une certaine unité de lieu -il se déroule presque exclusivement dans des bains publics- et de temps) et une totale liberté (la plupart des séquences ont été tournées caméra au poing et certaines scènes sont improvisées à partir d'un simple canevas).

C'est aussi une œuvre qui s'inscrit parfaitement dans la filmographie du cinéaste en ce sens qu'il poursuit, à travers le personnage de Mike, ses portraits de jeunes hommes solitaires et inadaptés au monde qui les entoure (avec le temps, ça n'ira pas en s'arrangeant : voir le magnifique Quatre nuits avec Anna). Deep end a tout du conte initiatique cruel puisque Susan ne cesse de séduire et aguicher le jeune homme pour mieux le repousser par la suite. Quant à l'adolescent, il devient de plus en plus obsédé non plus par la jeune femme mais par une image qu'il ne cesse de fantasmer (voir la longue séquence où il se promène avec la silhouette en carton de sa dulcinée ou les passages presque oniriques au fond de la piscine) et d'idéaliser.

En se plaçant délibérément sur le terrain du désir, de sa cristallisation douloureuse, des fantasmes et du difficile retour à la réalité ; Skolimowski réalise déjà un immense film (le plus beau?) sur l'adolescence et ses tourments.

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Mais Deep end est beaucoup plus que cela encore. Grâce à la complicité de son talentueux chef-opérateur (Charly Steinberger), le cinéaste parvient à capter quelque chose de l'air du temps et nous plonger dans le « swinging London » de la fin des années 60 (alors que le film a été presque totalement tourné en Allemagne!). Il ne le fait pas en sociologue ou en psychologue mais en véritable peintre (voir son utilisation impeccable de la couleur, du manteau jaune de Jane Asher jusqu'aux éclats expressionnistes récurrents du rouge qui annoncent le final tragique) et poète. Du coup, s'il saisit quelque chose de l'insouciance de cette époque (la liberté sexuelle, la musique – très belle chanson de Cat Stevens composée pour le film, les mini-robes, la contraception...) ; il parvient à s'en extraire et à capter de manière universelle ce qui jamais ne sera plus. La manière dont Jérôme Leroy évoque Godard dans son (superbe) roman Le bloc pourrait parfaitement s'appliquer à Skolimowski : « Il est comme tous les grands artistes ou simplement les gens un peu lucides, il sent bien que tout ne va pas tarder à basculer. ».

Déjà on peut lire en filigrane le retour du bâton et les impasses de cette liberté à tout crin : la marchandisation des corps (voir la scène très drôle où Susan et son fiancé vont voir un film d'éducation sexuelle réalisé d'ailleurs par Skolimowski sous une forme parodique ou celle plus glaçante du prof de sport à la piscine qui considère chacune de ses élèves comme une proie potentielle, ce qu'accentue le montage saccadé de la séquence), la réification des désirs (l'amour n'est plus qu'une chose monnayable) et une certaine mélancolie liée à la certitude d'entrer dans « le monde d'après » (pour reprendre encore les mots de Jérôme Leroy).

Après l'amour et l'éternelle jeunesse s'amusant dans les rues de Soho...

 

La scène finale de Deep end est peut-être l'une des plus belles fins de l'histoire du cinéma et nous plonge au cœur même des mystères de l'amour et de la passion dans ce qu'elle peut avoir de plus tragique.

Derrière le drame, c'est le sentiment qu'une certaine Jeunesse (libre et romantique) est en train de disparaître à jamais et qu'il n'y aura désormais plus de place pour cet amour absolu dont rêvait Mike.

 

Mais jusque là, Deep end aura su capter la fulgurance d'une liberté d'autant plus belle qu'elle se sait fugace...

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Photos : Captures DVD Carlotta Films

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