El Cantor (2005) de Joseph Morder avec Lou Castel, Luis Rego, Françoise Michaud, Rosette, Alexandra Stewart. (Editions La vie est belle). Sortie le 1er juillet 2014

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L’œuvre de Joseph Morder est sans doute l’une des plus singulières du cinéma français puisqu’elle compte près de 800 films (tous formats et durées confondus) dont son incroyable journal filmé qu’il tourne depuis 1967, work in progress de près de 200 heures dont seulement 8 épisodes ont été montés de manière à être présentés au public.

Son journal intime lui sert également à nourrir des films composites que l’on pourrait qualifier « d’autofiction » si le vrai et le faux ne se mêlaient pas constamment (je recommande particulièrement le très beau Romamor).

Une des caractéristiques de l’œuvre de Morder c’est que même lorsqu’il utilise les formats les plus « domestiques » (le Super 8 essentiellement mais également le téléphone portable pour le beau J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un), il y a toujours chez lui un désir de « grand cinéma ». L’arbre mort, par exemple, est un véritable mélo sirkien alors qu’il a été tourné avec des clopinettes, une petite caméra Super 8 et les comédiens amis du cinéaste.  

El cantor est, en quelque sorte, une date dans la carrière de Morder puisque pour la première fois, il peut réaliser son rêve de toujours : tourner un « vrai » film en 35mm.

William (Luis Rego) et sa femme (la splendide Françoise Michaud, fidèle des films de Morder) attendent l’arrivée impromptue d’un cousin d’Amérique : Clovis (Lou Castel). Celui-ci est le petit-fils d’un « cantor » yiddish, détenteur d’un art vocal religieux se transmettant de père en fils. Mais la seconde guerre mondiale et la Shoah ont brisé cette tradition. Ces voix, plus personne ne veut les entendre et Clovis est peut-être revenu en France pour renouer avec ses racines…

En abordant ici la « grande forme » (film « professionnel » en 35mm, grand « sujet » dont la gravité n’échappera à personne –la mémoire de la Shoah-), Joseph Morder semble dans un premier temps un peu engoncé. S’il prouve immédiatement son sens du cadre (avec de très beaux plans d’ensemble où il joue avec les perspectives et la « géométrie » des décors naturels de la ville du Havre), son découpage est un peu « scolaire » (ces fondus au noir qui ponctuent parfois les séquences) et le montage manque aussi un peu de souffle (avec même quelques scènes bizarrement agencées où Françoise Michaud passe d’une boite de nuit à un cinéma d’un plan à l’autre).

Pourtant, même si El Cantor paraît un peu guindé et hiératique, quelque chose finit par advenir. D’abord, il y a le duo Rego/Castel qui fonctionne parfaitement. Les deux comédiens sont exceptionnels et ils parviennent à être totalement au diapason de l’ambition de Joseph Morder : mêler la fantaisie voire le burlesque (ce moment assez drôle où nos deux compères, ivres morts, s’affaissent lentement sur un vigile à l’entrée d’un hôtel) à la tragédie (le cinéaste dit avoir montré à son équipe le Elle et lui de McCarey avant de débuter le tournage pour qu’elle s’imprègne de ce mélange de rire et d'émotion).

Et surtout, parce qu’on ne se refait pas, le cinéaste parvient à faire sourdre dans son « grand » film ce qui fait le sel de son œuvre : l’autobiographique, l’intime… A ce titre, El cantor fonctionne autour de trois grandes séquences très réussies où Morder fait sourdre une émotion qui n’appartient qu’à lui.  

La première est celle du cabaret où la chanteuse Talila bouleverse Clovis en entonnant des chants yiddish. Pour cet homme déboussolé, cette voix est une réminiscence d’un passé dont il a été spolié, d’une culture immémoriale brutalement détruite par la sauvagerie de la seconde guerre mondiale. On touche alors au cœur du sujet du film : la mémoire et le désir pour un homme de renouer avec des racines brutalement arrachées après Auschwitz.

Quand la chanteuse se présente, c’est sous la dénomination de « juive tropicale » puisque comme celle du cinéaste, sa famille a dû s’exiler pendant la guerre pour échapper aux persécutions. C’est donc sa mémoire familiale qu’il convoque ici mais également dans la très belle séquence onirique où la mère défunte (Alexandra Stewart) apparaît à son fils et entame un dialogue intense avec lui (à la fois drôle et plein d’émotion) ou la confrontation de Clovis avec son père pour une éventuelle « réconciliation ».

L'émotion qui surgit de ces trois séquences emporte l’adhésion et fait oublier les quelques maladresses du film. Comme dans certains de ses films précédents (le méconnu et très beau  Avrum et Cipojra), Morder parvient à traiter la question de la mémoire juive sans jamais s’appesantir. Il reste léger et grave et trouve le ton juste.

Un ton qui n’appartient qu’à lui… 

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