La porte du paradis (1980) de Michael Cimino avec Kris Kristofferson, Christopher Walken, Isabelle Huppert, John Hurt, Jeff Bridges, Sam Waterson, Joseph Cotten, Mickey Rourke

 

Au cinéma en version restaurée le 27 février 2013 (Carlotta Films)

 

bravo.jpgJ'ai sans doute découvert Heaven's gate trop tôt car je ne l'avais pas aimé à l'époque. Pour le jeune coq épris de cinéma d'auteur européen, le film de Cimino devait être trop « américain », trop enraciné dans le mythe de l'Ouest, ses rites et sa remise en question. En le redécouvrant hier, j'ai compris mon erreur et réalisé à quel point ce film est absolument superbe. Pourtant, je ne l'ai pas vu dans des conditions optimales sur mon petit écran de télé cubique et dans une copie de travail non restaurée. Mais j'imagine la puissance que le film de Cimino peut avoir sur un grand écran, dans la version restaurée que proposent aujourd'hui les éditions Carlotta.

Autre bonne nouvelle : c'est la version intégrale qui ressort au cinéma, soit 3h36 de grand cinéma au lieu de la version mutilée de 2h30 que nous connaissions jusqu'à présent. Il est possible désormais de savourer en toute quiétude le côté démesuré et foisonnant de cette fresque incroyablement dense.

 

On sait que l'échec cuisant de La porte du paradis provoqua la disparition du mythique studio des United Artist créé aux débuts du cinéma par Chaplin et Griffith. D'une certaine manière, le film de Cimino marquait la fin définitive d'un certain classicisme hollywoodien comme Naissance d'une nation de Griffith avait représenté la naissance de ce cinéma classique. Les deux films symbolisent les deux faces d'une même pièce : d'un côté, la naissance d'un mythe (celui de la Nation américaine se construisant avec le sang des esclaves), de l'autre, l'envers de ce mythe (la violence, les conflits de classe...)

 

Dès la première séquence à Harvard, nous sommes pris dans un tourbillon d'images qui ne faiblira jamais tout au long du film. Deux camarades de la promotion de 1870, James et Bill, semblent promis à un avenir radieux tandis que Le beau Danube bleu de Strauss emporte les danseurs insouciants. Au cœur de cette allégresse et de cette euphorie, Bill réalise cependant qu'une page se tourne irrémédiablement et que la joie n'aura qu'un temps. La porte du paradis sera le récit de cette désillusion et de la perte d'innocence d'une Nation qui sut pourtant si bien mettre en valeur un rêve d'ascension sociale pour tous.

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20 ans plus tard, les deux compères se retrouvent dans le Wyoming. James (Kristofferson) est devenu un shérif désabusé tandis que Bill (John Hurt), alcoolique notoire, est membre d'une association d'éleveurs bien décidée à éliminer une centaine d'immigrants européens venus s'installer dans ces hostiles contrées. Si la ligne directrice du récit sera ce massacre programmé et approuvé par le gouvernement, Cimino va étoffer la trame de son récit en mêlant aux séquences épiques (l'attaque finale) un foisonnement de détails et d'évocations qui font de son film un chef-d’œuvre romanesque.

Le cinéaste retrouve à la fois le souffle épique des grands pionniers (ce sens des grands espaces qui lui vient de John Ford, par exemple), s'attarde sur des longues séquences de foule (le passage où Jim révèle les noms inscrits sur la « liste noire » a la puissance des grands moments des films d'Eisenstein), joue sur le contraste entre les histoires individuelles (la jolie prostituée française, incarnée par Isabelle Huppert, prise entre l'amour de Jim et celui de Nate (Christopher Walken), membre de l'association des éleveurs) et le bouillonnement de la grande Histoire.

 

Cimino est un grand cinéaste américain en ce sens qu'il éprouve toujours le besoin de décrire (avec une rare intensité) les rites de la communauté. A ce titre, les séquences de danse (la première à Harvard mais également celle en patins à roulettes) sont admirables et d'un lyrisme échevelé. Parallèlement, lorsqu'il développe les instants sentimentaux, il joue à merveille de la splendeur souveraine des paysages (certains plans évoquant des tableaux de la grande peinture américaine) et cette immensité tend à rendre les passions humaines dérisoires. Cimino se fait alors élégiaque pour décrire les amours impossibles d'Ella et de ses prétendants.

 

Alors qu'il a souvent été taxé cruchement de « cinéaste de droite », Cimino montre avec La porte du paradis le revers du mythe américain en se positionnant du côté des faibles et des opprimés. Ceux ci ne sont pas forcément idéalisés (ils volent pour survivre mais utilisent également ce bétail volé pour payer les prostituées, ils sont capables de désigner un bouc-émissaire lorsqu'ils se sentent menacés...) mais ils représentent les victimes de l'Histoire, les lésés du rêve américain.

Un passage obligé du western classique intervient à la fin du film : l'arrivée triomphale de la cavalerie. Chez Ford, elle vient défendre la Nation et une certaine idée de l'Amérique. Ici, elle scelle le destin des pauvres en avalisant les méfaits des riches éleveurs. Cimino remet violemment en question la légende du « self made man » venu du monde entier pour faire fortune aux États-Unis. Chez lui, il y a de pauvres immigrés tentant vaille que vaille de subsister tandis que ceux qui possèdent l'argent et le bétail s'organisent pour faire appliquer leurs lois par le meurtre et la violence.

La porte du Paradis est un grand film sur la Loi et sur son équité problématique. Dit comme ceci, ça ne fait pas forcément envie mais le film est porté par un grand souffle épique et mélancolique. Car c'est aussi un film sur la fin d'un monde et d'une certaine innocence. L’ Amérique est désormais un paradis perdu, où les rêves de justice et d'égalité n'ont plus cours (ou n'ont jamais eu cours). Si Cimino prend bien soin de débuter son film du côté des élites de la Nation, c'est pour montrer que jamais l'intelligence et la raison n'arriveront à combattre de manière équitable la brutalité, l'injustice et la violence.

 

Une scène de combat de coqs représente assez bien cette animalité terrée au fond de la nature humaine et qu'aucun vernis de civilisation ne parviendra à faire totalement disparaître...

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