Parents et enfants
Le fils unique (1936) de Yasujiro Ozu
Voyage à Tokyo (1953) de Yasujiro Ozu.
(Editions Carlotta Films). Sortie le 9 octobre 2013
Quel rapport entre le premier film parlant d'Ozu (Le fils unique) et l'un de ses chefs-d’œuvre les plus célèbres (Le voyage à Tokyo) ? Au moins un : le trajet effectué par des parents provinciaux pour aller rendre visite à leurs enfants à Tokyo. La mère du Fils unique est veuve et s'est sacrifiée pour permettre à son garçon de poursuivre ses études. Une fois installé, elle lui rend visite. Quant aux parents du Voyage à Tokyo, ils réalisent une fois arrivés dans la capitale que leurs deux enfants sont très occupés et qu'ils représentent désormais un poids pour eux. Seule leur belle-fille, veuve elle aussi, se libère pour s'occuper d'eux...
Si les trames de ces deux récits offrent quelques similitudes, les films se révèlent être assez différents. Pourtant, le style d'Ozu est déjà là dès 1936 : plans fixes la plupart du temps et à hauteur de tatami (toujours en légère contre-plongée), géométrie du cadre, rigueur du montage. Il serait possible, je pense, d'écrire un long texte sur le champ/contrechamp chez ce cinéaste. Autant dans le montage classique, cette figure de style récurrente permet aux cinéastes de donner une illusion de continuité et de créer un espace commun et « fluide » entre deux personnages qui se donnent la réplique, autant chez Ozu, ils renforcent le sentiment de solitude de chaque personnage. En effet, le grand cinéaste japonais à souvent recours à des plans frontaux et à une coupe sèche qui offre ensuite la parole à un autre personnage « prisonnier » du même cadre. Même lorsqu'ils dialoguent entre eux, les personnages sont violemment séparés par le cadre (jamais d'amorce d'une épaule de l'autre qui écoute, par exemple) qui les renvoie à leur solitude.
Parfois, néanmoins, Ozu change de valeur de cadre et parvient à réunir les personnages tout en montrant leur isolement. Je pense à cette scène magnifique du Fils unique où le jeune homme discute avec sa mère et avoue son échec. Une coupe permet d'enchaîner sur un plan plus large où l'on aperçoit la femme de l'homme en train d'écouter et de pleurer lorsqu'elle réalise les désarrois de son mari.
Pourtant, Le fils unique ne fait pas partie des œuvres majeures du maître. Même si on apprécie ici de voir les prémisses de tout ce qui fera le génie du cinéaste, il s'agit encore d'une esquisse un peu maladroite et un peu appuyée. D'une certaine manière, ce film annonce ce que fera De Sica après la seconde guerre mondiale : du réalisme mâtiné de sentimentalisme. Chez Ozu, ce réalisme est intéressant dans la mesure où il offre une vision assez juste de la misère sociale au Japon d'avant-guerre. La mère qui se dévoue totalement pour son fils et se sacrifie pour que celui-ci fasse des études est un très beau personnage. Plus tard, elle arrive à Tokyo et constate que son fils ne vit pas dans le luxe avec sa femme et son bébé. Il n'est qu'un petit professeur du soir. Tous les thèmes qui parcourent l’œuvre d'Ozu sont en germe : les malentendus entre générations, les illusions perdues, la solitude, etc.
Mais le traitement est un peu moins subtil que dans les films qui viendront. Ozu se laisse parfois aller à des épanchements lacrymaux assez rares chez lui. Le côté mélodramatique n'est pas le plus réussi de ce Fils unique. En revanche, on perçoit déjà cette manière si particulière de suggérer les émotions sans appuyer le trait.
C'est ce qui fera la sublime beauté du Voyage à Tokyo, l'un des plus beaux films de tous les temps. Comme dans Le goût du saké plus tard, Ozu fait se confronter deux générations. L'une qui représente le Japon d'avant-guerre et ses traditions (celle des parents), l'autre qui montre un Japon lancé dans la course à l'industrialisation (ces plans récurrents sur des fumées de cheminées d'usines). Au cœur même de la famille, les choses ont changé : les enfants n'ont plus le temps pour leurs parents et ils sont davantage tournés vers eux-mêmes.
La beauté du film, c'est son extrême retenue. Même si l'égoïsme de ces enfants est pointé (par opposition à la belle-fille qui se sacrifie et qui ne songe pas à se remarier après le décès de son mari à la guerre), Ozu ne juge pas et ne se prend pas pour un procureur. C'est par des petits gestes, des malentendus, des non-dits qu'il parvient à peindre des portraits profonds et nuancés.
Difficile de décrire la beauté de cet agencement parfait de plans où tout semble harmonieux (la mise en scène est d'une perfection totale) et où vont se nicher pourtant de petits accrocs (douleurs, affects, déceptions...)
Ozu est un cinéaste équilibriste : une pincée d'humour (la mémorable cuite du père qui retrouve un ancien ami et qui revient ivre mort chez sa fille outrée), un brin de mélancolie (ces plans merveilleux où le couple regarde la mer lors de leur séjour dans une station thermale), une lichette de cruauté et un zeste de tristesse (la bouleversante séquence finale).
Encore une fois, il est difficile d'analyser ce cinéma tant il explore les émotions les plus secrètes, les plus intimes et les plus douloureuses parfois. Ozu fait un cinéma profondément « humain » (le mot est un peu passe-partout), à la fois parfaitement en adéquation avec son pays, sa culture, son époque et d'une universalité incroyable puisque tout fait sens : les malentendus familiaux, le temps qui passe, la peur de la solitude, l'approche de la mort...
C'est tout simplement bouleversant.