La belle endormie (2012) de Marco Bellocchio avec Toni Servillo, Isabelle Huppert

 classe.jpg

Je faisais partie des (rares) fans de Bellocchio à n'avoir pas été totalement emballé par Vincere, beau film un peu plombé par sa « grande forme » et une volonté un poil ostentatoire de vouloir à tout prix donner un aspect opératique à son œuvre. Avec La belle endormie, le cinéaste revient à l'Italie contemporaine et à un fait divers qui déchira le pays en 2008 : une décision de justice qui permit à un père de famille de mettre fin aux souffrances de sa fille dans le coma depuis 17 ans. Cette décision entraîna une immense déflagration au cœur de la vie politique (l'opportuniste Berlusconi montant au créneau pour s'opposer à cette loi) et dans la population italienne.

Face à un sujet pareil, le spectateur craint dans un premier temps le film « dossiers de l'écran » où le cinéma n'est là que pour présenter des avis contradictoires et amener le spectateur à « prendre position » en orientant le débat dans le sens voulu. C'est mal connaître Marco Bellocchio, homme de convictions (ses films ont toujours été très marqués à gauche) mais avant tout artiste, capable de s'extraire du vacarme médiatique et des opinions tranchées (on aimerait actuellement un film sur le « mariage homosexuel » qui parviendrait à s'abstraire du « pour » et du « contre »!) pour livrer une analyse fine et subtile d'un pays en crise.

 

Contrairement à ce qu'une vision hâtive pourrait nous faire croire, La belle endormie n'est pas un film sur l'euthanasie mais un film sur l'Italie d'aujourd'hui et sur les structures qui enferment et oppriment les individus (l’obsession majeure du cinéma de Bellocchio). Le cinéaste mène de front plusieurs récits qui tournent autour du fait divers : un vieux sénateur qui prend le risque de se mettre au ban de son parti en votant contre une loi remettant en cause la décision de justice et en s'opposant, de fait, à sa fille dévote qui milite avec d'autres catholiques contre l'euthanasie ; une ancienne comédienne (Isabelle Huppert) confrontée au même drame (sa fille est dans un état végétatif), un médecin qui essaie à tout prix de sauver malgré elle une droguée suicidaire, un jeune homme engagé pour le droit de mourir qui tombe amoureux de la fille du sénateur...

Si ces personnages semblent d'abord représenter des positions contradictoires qu'un mauvais cinéaste se serait contenter de juxtaposer pour donner l'illusion d'un « débat » (comme si nous ne crevions pas de cet excès de « débats » sur tout et rien!), Bellocchio choisit de ne pas s'occuper des opinions mais des structures qui, éventuellement, peuvent expliquer l'origine de ces choix. Une fois de plus, il montre la manière dont les individus se retrouvent enfermés par des structures globalisantes (la religion, en premier lieu, mais aussi l’État, le parti, l'institution...) qui lui imposent des opinions toutes faites. L'enjeu du film sera d'alors de confronter ces opinions à la puissance du Réel et à sa violence. C'est ainsi que le sénateur choisit, au risque de ruiner sa carrière politique, d'aller à l'encontre de son parti et de voter contre la loi. Le cinéaste montre que les décisions prises par les individus dépendent bien évidemment de parcours individuels qui dépassent le caractère « idéologique » de l'affaire : une catholique pieuse peut souhaiter voir ses souffrances abrégées (quitte à prier Dieu pour ça!) tandis qu'un agnostique amoureux peut vouloir absolument que son épouse en phase terminale soit sauvée quelques heures de plus, malgré tout. De la même manière, Maria, la petite bigote, verra ses convictions ébranlées lorsqu'elle tombera amoureuse. Il ne s'agit donc pas de louer certaines convictions et d'en critiquer d'autres mais de montrer la violence qu'il y a à vouloir imposer de force une conviction aux autres.

 

Même si le face-à-face entre le médecin et la droguée suicidaire peut paraître un peu hors-sujet (et un poil longuet, peut-être le seul petit défaut du film), il faut bien comprendre que les enjeux du film se jouent dans cette confrontation : pourquoi vouloir faire « le bonheur » de l'Autre à ses dépends en le forçant à vivre ? Pourquoi, d'un autre côté, ne pas considérer que le propre de l'homme est également cette faculté de s'occuper des êtres plus fragiles et de les « sauver » ? A cela s'ajoutent deux dimensions qui irriguent tout le cinéma de Bellocchio : la passion amoureuse (capable de faire voler en éclats les conventions les plus établies) et la folie (les liens névrotiques qui unissent le personnage de la comédienne et son fils, par exemple) qui rendent les avis totalement dépendants d'une histoire individuelle forte.

 

La seule chose que « dénonce » Bellocchio dans La belle endormie, c'est le grand cirque médiatique autour de cette affaire. Les séquences du début, très fortes, montrent comment le Réel est désormais réduit à une juxtaposition d'images télévisuelles et d'avis tranchés. Il n'y a plus de dialogues ni d'interactions : seulement une superposition d'opinions qui ne disent finalement plus rien (très beau plan où les membres du parti sont photographiés alors que défilent sur leurs visages le flux télévisuel). Face à ce déferlement hystérique de manifestations, d'avis lancés à brûle-pourpoint, de mots d'ordre bêlés à la face du monde, de slogans braillés sans discernement, de consignes appliquées à la lettre ; le cinéaste oppose la rigueur de son analyse d'un pays sens dessus dessous.

Contrairement à Vincere, il n'occulte cependant pas la dimension mélodramatique du film et parvient à être souvent très émouvant en offrant à ses personnages une véritable profondeur et en présentant les raisons qui les poussent à avoir telle ou telle conviction.

 

A mille lieux des conventions du cinéma « engagé », Bellocchio signe un film profond et fin qui, à l'inverse d'Amour, laisse au spectateur la liberté de se faire sa propre opinion et ne le prend pas en otage d'un dispositif tracé d'avance...

Retour à l'accueil