The leopard man (1943) et Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. (Editions Montparnasse). Sortie le 20 août 2013.

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S’il fallait absolument faire un choix au sein de cette nouvelle sélection de films proposés dans le cadre des 10 ans de la collection RKO, je n’hésiterais pas à vous inciter à vous ruer sur ces deux films de Jacques Tourneur, cinéaste français exilé à Hollywood qui tâta un peu tous les genres mais qui, aujourd’hui encore, doit sa réputation aux quelques films fantastiques qu’il tourna pour la RKO.

Pour revenir à ce que j’évoquais dans ma note d’hier, il n’était en aucun cas question de faire un film « d’auteur » lorsque Tourneur réalisa en 1942 La féline, chef-d’œuvre du genre qui connut un grand succès. Là encore, c’est la rencontre fructueuse entre l’économie d’un studio (le département « B » de la RKO), d’un producteur inventif (Val Lewton), de scénaristes solides (Ardel Wray qui adapte William Irish pour The leopard man, Curt Siodmak pour Vaudou) et d’un cinéaste inspiré qui permit à l’histoire du cinéma de s’enrichir de joyaux indémodables et au genre fantastique de se renouveler.

Mes lecteurs me pardonneront ces banalités mais il faut pourtant souligner une fois de plus les caractéristiques du style Tourneur/Lewton : un art de la suggestion et du hors-champ incomparable, une réappropriation maligne des codes du cinéma expressionniste (ombres portées, contrastes marqués, prédilection pour les ambiances nocturnes…) et une manière unique d’instiller une atmosphère mystérieuse, flirtant sans arrêt avec l’irrationnel et la magie (c’est particulièrement vrai dans le sublime Vaudou). Les commentateurs s’arrêtent souvent à l’image mais il convient également de noter le soin apporté aux ambiances sonores. Dans The leopard man, le son des castagnettes devient un leitmotiv presque aussi important que l’air sifflé par le tueur dansM le maudit. Dans Vaudou, impossible d’oublier le rythme obsédant des tam-tams qui provoque chez le spectateur non pas un phénomène de transe mais un envoûtement quasi-hypnotique.

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Chez Tourneur, l’inventivité de la mise en scène pallie constamment la modestie des moyens. Grâce au genre fantastique, il développe une esthétique où l’ellipse et les zones d’ombre remplacent ce qui pourrait être montré (à ce titre, la moins bonne scène de Rendez-vous avec la peur est celle où le cinéaste filme le monstre). Il joue à la fois sur les peurs ancestrales de l’être humain (la fameuse « peur du noir ») tout en faisant constamment travailler l’imagination d’un spectateur devenu acteur à part entière des films.

The leopard man cherche bien entendu à reproduire les recettes qui firent le succès de La féline. Un léopard s’échappe d’un cabaret et quelques temps après, une jeune femme est retrouvée morte, atrocement lacérée. Mais contrairement aux policiers, Jerry est persuadé que l’animal n’est pas responsable des meurtres qui se succèdent…

Des trois films tournés par Tourneur pour Val Lewton, celui-là est sans doute le moins abouti. C’est néanmoins un grand film que j’ai eu grand plaisir à revoir. A la fois série B captivante, sans le moindre temps mort (il faut dire aussi que le film ne dure qu’une heure et six minutes) mais également œuvre poétique où le cinéaste joue à merveille avec la suggestion. Les trois séquences de meurtres sont absolument fascinantes : la première dans un tunnel où il suffit à Tourneur de jouer avec deux yeux jaunes brillants dans la nuit et l’arrivée impromptue d’un train qui strie le visage de la jeune fille d’une lumière plus forte pour nous épouvanter. Il y aura ensuite une incroyable séquence dans un cimetière (où la victime s’est laissé enfermer bêtement) et une autre dans une rue obscure (avec les castagnettes).

Ayant décidé de ne rien montrer, Tourneur confère aux objets une présence très forte : un mégot, un as de pique concourent ainsi à faire monter l’angoisse.

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Dans Vaudou, une infirmière se rend aux Antilles pour s’occuper de la femme d’un riche planteur. Cette dernière peut marcher mais elle ne dit plus un mot. Là encore, l’esthétique expressionniste convient parfaitement au cinéaste pour distiller une angoisse de plus en plus prégnante. La première rencontre entre Betsy l’infirmière et Jessica la malade a lieu dans une tour obscure où les zones d’ombre et de lumière sont très fortement marquées. Mais le film prend une ampleur supplémentaire grâce à la dimension magique que lui apportent les rituels vaudous. Le temps d’une séquence sublime, Betsy et Jessica traversent la forêt pour se rendre sur les rivages d’un autre univers, aussi mystérieux qu’envoûtant. Cette traversée aux cœurs des hautes herbes et de la forêt, interrompue par des objets étranges (sorte d’amulettes ou de restes d’ossements humains) et un « dieu » nègre est d’une beauté époustouflante. Il en faut pourtant peu à Tourneur mais par quelques jeux d’éclairage et un sens très sûr du découpage, il parvient à nous conduire aux frontières du monde réel.

Vaudou n’est pas à proprement parler un film « fantastique » ou d’épouvante : c’est un voyage aux confins de l’irrationnel et de la mort qui se termine à la manière d’un roman gothique baignant dans le romantisme le plus noir.

 

Même si le mot a été beaucoup galvaudé, il convient de souligner l’intense poésie que dégagent ces deux films qui comptent parmi les plus beaux qu’aient tournés cet immense cinéaste que fut Jacques Tourneur. 

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