Pickpocket(s)
Sparrow (2008) de Johnnie To avec Kelly Lin, Simon Yam
Samuel Fuller (dans Le port de la drogue) puis Robert Bresson (avec Pickpocket) le montrèrent parfaitement : les gestes des voleurs à la tire possèdent une beauté cinégénique indéniable. Au point que leurs agissements devinrent sous l’œil de ces deux cinéastes de véritables ballets, millimétrés comme des chorégraphies de comédies musicales.
Avec Sparrow, Johnnie To reprend cette idée, la pousse dans ses retranchements et livre, d'une certaine manière, la quintessence de son cinéma sous une forme épurée et quasi-abstraite. Tout en ayant aimé PTU et Breaking news, j'avoue que j'ai toujours été gêné par le côté « petit maître conscient de ses effets » de To et que je ne retrouve pas ces défauts ici.
Sparrow n'est certes pas dénué des afféteries habituelles du cinéaste (la longue scène au ralenti où Kelly Lin passe une cigarette en très gros plan à l'un des pickpocket ému par la trace de rouge à lèvres sur le mégot relève de cette esthétique publicitaire qui vient parfois polluer les mises en scène de To) mais en s'aventurant sur un autre terrain que le film d'action musclé (style The mission) ou le polar stylisé (avec les gunfights de rigueur) ; il parvient à atteindre une sorte de forme « pure » qui met parfaitement en valeur son grand talent de chorégraphe.
Comédie mâtinée de polar, Sparrow est un film de topographe qui réduit les figures classiques du cinéma à la simple « beauté du geste ». Sa construction claire en trois parties (présentation de la bande des quatre voleurs et de leur manière d'opérer, l'arrivée impromptue au sein du groupe du « moineau », à savoir de la belle jeune femme et le dernier mouvement où s'affronte la bande avec le « patron » de Chun Lei), elles-mêmes structurées autour de trois séquences en forme de morceaux de bravoure (la chorégraphie du vol dans la première partie, le vol de Mr Fu chez le médecin dans la deuxième et la séquence des parapluies dans la dernière) ; confère au film une mécanique qui aboutit à une véritable abstraction.
En évinçant les conventions du genre et un certain « discours » (sur le règne de l'image-reine comme dans Breaking news), To parvient à mettre en scène des ballets mécaniques où seul prime la beauté du geste et la « pureté » formelle. Le ballet des pickpockets s'inscrit dans un espace que le cinéaste délimite avec un certain génie (ces rues de Hong-Kong si photogéniques) et devient un pur terrain de jeu et objet de fascination esthétique. Comme dans PTU, il prouve son sens de la topographie et construit ses scènes en fonction de l'environnement des personnages : espace confiné comme dans la scène de l'ascenseur où se retrouvent coincés sept individus et un immense aquarium (vide) ou espace à ciel ouvert comme lors de ces admirables séquences tournées en haut de buildings de la ville.
Pour donner plus de force à ce côté « mécanique » (qui ôte au film tout ce qu'il pourrait avoir de psychologique, de sociologique...), To joue un certain burlesque « à froid » et manie à merveille l'ellipse. On passe immédiatement d'un plan d'une lame de rasoir dans la bouche d'un homme à celui d'un autre au pantalon déchiré. Les vols, mise à part la magnifique séquence du début qui présente les quatre compères, ne sont pas montrés directement mais suggérés par ces ellipses qui font travailler l'esprit du spectateur. Ces « trous » dans le récit prouvent que To s'intéresse moins à son histoire (assez peu vraisemblable) qu'à la mise en scène de gestes, de déplacements dans l'espace, de ballets abstraits de formes et de mouvements.
Si la figure de l'ellipse permet de suggérer l'idée de disparition (d'un objet), elle permet aussi de jouer avec l'idée de substitution : plusieurs fois, la scène se « retourne » sur elle-même parce qu'un personnage prend quelqu'un pour quelqu'un d'autre. Et parce que le travestissement est souvent de mise comme dans la très belle séquence du vol chez le médecin.
L'idée que l'image est trompeuse est assez récurrente chez To (Cf. Breaking news). Mais même lorsqu'il s'amuse à jouer avec les canons du genre (quelques références à Hitchcock puisque le chef de bande prend des photos et tombe amoureux d'une véritable « image » en la personne de Chun Lei. Comme dans Fenêtre sur cour, elle est sa voisine et il la poursuit dans un escalier « en triangle » comme dans Vertigo), cette thématique est totalement épurée et réduite à un pur mouvement. C'est particulièrement flagrant dans la fameuse séquence des parapluies (hommage non dissimulé à Jacques Demy) où To élimine toute parole et se contente de filmer (au ralenti), une incroyable chorégraphie de formes (celles des parapluies) et de gestes sous une pluie battante.
Dépouillé de tout oripeau (même si, paradoxalement, la séquence est un sommet de « maniérisme »), le film confine alors à l'abstraction et la pure beauté du geste.
Pour conclure, soulignons que Sparrow est sans doute le film le plus « abstrait » de To mais aussi, paradoxalement, son plus léger. Comme si la comédie lui permettait de se ressourcer et d'offrir à son cinéma la forme « pure » qu'il cherchait auparavant. D'une certaine manière, il réussit là où Jarmusch n'était pas totalement parvenu avec son bancal (mais beau) The limits of control...