Les excellentes éditions Carlotta ressortent ces jours-ci le DVD d'un des chefs-d’œuvre de Fassbinder. Comme le capitaine Mariaque nous a cordialement invité à rejoindre son équipage, j'en parle à bord de son navire. Par ailleurs, j'avais déjà chroniqué ce film il y a quelques années (plus de 5 ans déjà!) et je me permets donc de vous la resservir telle quelle aujourd’hui pour saluer dignement cette réédition bienvenue...

 

Lili Marleen (1980) de Rainer Werner Fassbinder avec Hanna Schygulla, Mel Ferrer, Udo Kier, Barbara Valentin (Editions Carlotta)

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Tourné après Le mariage de Maria Braun, Lili Marleen se veut, chronologiquement, le premier film de la tétralogie qu’a consacré Fassbinder à l’Allemagne à partir des destins de figures féminines (les deux autres volets seront Lola, une femme allemande et le secret de Veronica Voss).

Lili Marleen raconte l’histoire des amours contrariées par l’Histoire de Willie (Hanna Schygulla), chanteuse allemande de cabaret et Robert, musicien juif. Le père de Robert s’oppose d’abord à cette union afin qu’elle ne contrecarre pas leurs activités (avec son fils, ils écoulent des faux-papiers pour faire sortir des juifs d’Allemagne) et s’arrange pour que Willie ne puisse plus revenir en Suisse. Restée en Allemagne, la belle se trouve un protecteur en la personne d’un haut dignitaire aux affaires culturelles nazies (je n’ai pas précisé que le film débute en 1938). Grâce à lui, elle va enregistrer une petite chansonnette (Lili Marleen) qui va obtenir un succès public grandissant au point de donner l’illusion de souder tout un peuple derrière elle (notamment les soldats du front de l’Est)…

 

 

Avec ce film, Fassbinder adapte de façon romancée le destin réel de celle qui créa la célèbre ritournelle. Et à travers la trajectoire individuelle de cette femme, il trace de manière métaphorique un portrait de l’Allemagne. Tandis que Le mariage de Maria Braun traitait de l’Allemagne post-nazie et jetait un regard acide sur la période de reconstruction et le « miracle économique » d’Adenauer ; Lili Marleen prend en charge la mémoire collective du pays au moment de la page la plus sombre de son Histoire.

Willie, la petite chanteuse, est une illusion. Elle ne sait pas chanter et son pianiste est un manche (voir le premier récital du futur tube). Mais c’est une illusion qui arrive à un point nommé dans un contexte historique, social et économique précis. Le peuple se reconnaît soudain dans cette chanson comme il s’est reconnu dans la pire des idéologies. La suite n’est plus qu’affaire de mise en scène. Fassbinder a le génie de rythmer la marche de son film sur sa chanson-titre en la filmant de manière de plus en plus fastueuse. Alors qu’au départ, elle est  jouée avec un simple piano  devant trois, quatre officiers irrités; elle devient par la suite l’objet d’un déploiement immense de musiciens, de décors imposants, de toilettes somptueuses, de lumières sophistiquées. Avec une rare acuité, le cinéaste démonte les mécanismes de l’idéologie nazie du point de vue de la mise en scène. Métaphoriquement, cette idéologie fut ce que Manchette appelait fort justement « point exactement de la merde dans un bas de soie, mais du minable dans du kolossal. » 

Willie et sa chanson, qui n’existeront plus une fois le régime achevé et la mise en scène spectaculaire oubliée, c’est du rien érigé en mythe par les seuls fastes de la mise en scène. J’aime beaucoup la manière dont Fassbinder joue avec le symbole de l’escalier. Au début, chez Robert, la belle est au pied d’un immense escalier, filmée en plongée de manière à la rabaisser. Tout son parcours va se résumer à l’ascension de cet escalier pour pouvoir terminer par ces descentes triomphales où elle entonne son hymne devant un parterre immense.

 

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Lili Marleen est donc un film sur le Spectacle, sur la mise en scène. Or, ce qu’il y a de passionnant et que souligne une fois de plus de manière très juste Jean-Patrick Manchette, c’est que « (de même que le nazisme n’est pas le Mal absolu ni l’absolue étrangeté) l’enchâssement du minable dans le kolossal n’est pas une bizarrerie culturelle nazie ; c’est au contraire une banalité de toute la culture moderne. ». Le film n’a donc rien à voir avec une certaine mode rétro se plaisant à ressusciter les fastes monumentaux de l’époque nazie mais nous parle également de notre époque. Je ne vous ferai pas l’affront, chers lecteurs, de vous citer des exemples (ils sont légions) de cette manière dont l’époque gonfle artificiellement du rien avec du monumental : vous trouverez tout seul !

Là est l’ironie suprême de Fassbinder : d’arriver à trouver une distance en jouant pourtant la carte d’une mise en scène également fastueuse. On sait que le cinéaste a été nourri au biberon du cinéma hollywoodien et en particulier par les splendides mélodrames de Douglas Sirk. Son talent est d’arriver à jouer la carte du mélo en s’appuyant sur une matière romanesque très dense (le film fait parfois venir les larmes au bord des yeux) tout en maintenant une certaine distance critique (le côté brechtien de son cinéma). Cette distance, elle n’est ni théorisée, ni directe mais dans cette manière qu’a le cinéaste de ne filmer qu’à la surface des choses. Admirez son travail sur les lumières tamisées et la manière de les faire scintiller par je ne sais quel jeu de filtres. Admirez également ses longs travellings lyriques qui accompagnent les personnages vers leurs destins. Cette sophistication de la mise en scène épouse parfaitement le propos du film et nous y fait adhérer au premier degré. Mais cette mise en scène n’est également qu’une illusion, un jeu de transparence (voir tous les plans filmés derrière des vitres) et de miroirs (un ustensile qui revient régulièrement).

La scène la plus symbolique est peut-être ce moment où Willie et son pianiste se bourrent la gueule au champagne dans une suite luxueuse. Et dans cette manière qu’ils ont de se marrer en réalisant ce qu’ils sont vraiment (des pas grand-chose) et la façon dont ils sont parvenus à cet endroit.

Lili Marleen montre d’une manière assez percutante comment une idéologie aussi nocive que le nazisme a pu éclore grâce au jeu de la mise en scène. Mais il montre également que ce jeu de mise en scène érigeant le néant en mythe perdure encore aujourd’hui et que c’est peut-être là que réside le danger d’un retour brutal à des réalités qui ne furent pas un simple accident historique mais le pur produit d’une époque…

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