Le journal d’une femme de chambre (1964) de Luis Buñuel avec Jeanne Moreau, Michel Piccoli

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Bien sûr, il y eut les coups de tonnerre surréalistes (Un chien andalou, L’âge d’or), suivis immédiatement par la réalisation d’un des plus beaux documentaires de tous les temps (Las Hurdes). Bien sûr, il y eut les chefs-d’œuvre de la période mexicaine (Los Olvidados, El, La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, L’ange exterminateur) et le retour tonitruant en Espagne (Viridiana). Mais malgré tous ces jalons au sein d’une filmographie exceptionnelle, je dois confesser que je garde une légère préférence pour la dernière partie de carrière de Luis Buñuel, cette période française[1] où il s’acoquine avec le scénariste Jean-Claude Carrière pour livrer une série de films sidérants.

 

Le journal d’une femme de chambre est la première étape de cette fructueuse collaboration. C’est aussi le film le plus « classique » de la série puisque le cinéaste et son scénariste adaptent ici le génial roman d’Octave Mirbeau (déjà porté à l’écran aux Etats-Unis par Jean Renoir) et transposent l’action dans la France des années 30, à la veille des fameuses manifestations des camelots du roi de février 34.

Du coup, la structure reste très romanesque et Buñuel se livre à une observation ironique et féroce des mœurs bourgeoises provinciales. Célestine, la jolie femme de chambre qui débarque de Paris dans cette maison de campagne cossue, va agir comme un révélateur en sondant les turpitudes de l’âme humaine s’étalant à travers une série de perversions, de fétichisme, de frustrations et d’horreurs. Notons d’ailleurs que si la bourgeoisie en prend pour son grade, le peuple – à travers l’image de Joseph, homme à tout faire de la maison et nationaliste antisémite indécrottable- n’est pas non plus épargné.

 

En filmant la France des années 30, Buñuel semble boucler la boucle : revenir sur l’époque qui l’a vu débuter au cinéma. Il raille avec beaucoup de drôlerie les fanatiques de l’Action Française bien décidés à en finir avec les juifs et la république. Ces mêmes fanatiques qui saccagèrent le Studio 28 où fut projeté L’âge d’or et où furent exposées des toiles surréalistes. Lors de la séquence finale où le cinéaste filme ces manifestations des camelots du roi, on entend les manifestants crier « Vive Chiappe », petit clin d’œil rigolard au sinistre préfet de police d’extrême-droite qui fut à l’origine de la censure pendant près de 50 ans de L’âge d’or.

Cette manifestation, Buñuel la montre en train de disparaître dans le néant grâce à un procédé de « jump-cut ». De la même manière, lorsqu’il filme des personnages en train de discourir et de brailler leurs opinions politiques, il commence déjà son travail de sape du réalisme et à inventer cette ironie souveraine qui fera le sel des sublimes Belle de jour, Le charme discret de la bourgeoisie et Le fantôme de la liberté. Plutôt que de se livrer à une critique frontale et finalement caricaturale, le cinéaste expose tels quels les motifs de l’idéologie en éliminant tous les aspects sociologiques et psychologiques du contexte.

De cette manière, il ne reste des conventions (bourgeoises ou politiques) que leur vérité nue et leur insondable absurdité. Le cinéaste élude tout ce qui pourrait faire sens pour ne conserver que le signe rendu à son absurde nudité (songeons à ce génial instant du Fantôme de la liberté où les convives d’un repas s’assoient tous sur des toilettes et où il est fort mal élevé de parler de nourriture). 

 

Dans le Journal d’une femme de chambre, ce travail de sape reste encore relativement discret et l’on reste souvent dans une version plus « convenue » de la satire (réjouissante, ceci dit !). Mais il y a quand même de nombreux indices qui annoncent cette manière de se débarrasser du sens et de ne garder que des actions non reliées à des données psychologiques ou sociologiques. C’est le cas de ce vieillard fétichiste des pieds qui ordonne à Célestine de chausser de nouvelles bottines et qui prend un malin plaisir à la regarder marcher (si mes souvenirs sont exacts, Jeanne Moreau – dans l’un de ses meilleurs rôles-, a été choisie en raison de sa démarche). C’est aussi Michel Piccoli, en mari frustré, qui déclare péremptoirement à la femme de chambre qu’il est pour « l’amour fou », manière malicieuse pour Buñuel de pointer que le surréalisme de Breton a pu également ériger des espèces de conventions qu’il rend absurde ici.

 

Ce tableau des mœurs provinciales se teinte parfois d’inquiétude lorsqu’une petite fille est violée et assassinée. Mais une fois de plus, Buñuel préfère à la critique sociale une vision beaucoup plus cruelle et « entomologique » de l’existence : il filme des escargots sur la jambe de la jeune suppliciée. Comme l’autruche dans Le fantôme de la liberté, ces gastéropodes expriment à merveille l’indifférence de la nature à la vaine agitation des hommes et l’absurdité totale des lois et coutumes qui régissent nos existences…



[1] Arbitrairement puisque le film a été tourné en Espagne sans Carrière, j’ajoute volontiers Tristana à ce corpus.

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