Beauté de la beauté (1974-1977) de Kijû Yoshida (éditions Carlotta films) Sortie le 6 février 2013

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J'ai beaucoup parlé de Yoshida sur le défunt site Kinok mais jamais sur mon blog. La sortie de Beauté de la beauté chez Carlotta (qui a entrepris un fantastique travail d'édition des œuvres complètes de Yoshida) est occasion de revenir sur la carrière de cet immense cinéaste.

Pour dresser un petit panorama rapide de son œuvre, rappelons qu'il débute en 1960 pour les studios de la Shôchiku avec le film Bon à rien, premier coup de maître assez emblématique de la « nouvelle vague » japonaise naissante et dont le finale est étonnamment similaire à celui d' A bout de souffle alors que les films ont été tournés au même moment.

Le cinéaste tournera pour la Shôchiku jusqu'à Évasion du Japon (1964), signant en 1962 ce qui reste sans doute le chef-d’œuvre de cette première période : le sublime La source thermale d'Akitsu avec celle qui deviendra son épouse et sa muse : Mariko Okada.

Au milieu des années 60, il démissionne du studio et entraîne son actrice avec lui pour tourner en toute indépendance une série de films que les spécialistes ont tendance à caractériser par le terme d' « anti-mélodrame ». Les films de Yoshida deviennent alors plus formalistes et mettent en scène des personnages de femmes qu'il accompagne dans leurs désirs de s'émanciper du cadre rigide d'une société traditionnelle et patriarcale. Parmi les titres à retenir (mais tous ces films sont très beaux), citons le magnifique Histoire écrite sur l'eau, Amours dans la neige ou Flamme et femme.

 

En 1968,  Eros+Massacre (autre chef-d’œuvre absolu) marque à la fois l'apogée de ce cinéma formaliste et une rupture puisque Yoshida se tourne plus délibérément vers la politique à laquelle il consacrera une impressionnante trilogie (suivront Purgatoire éroïca et Coup d'état).

 

Après avoir réalisé 16 films en 13 ans, Yoshida arrête le cinéma et se consacre à un étonnant projet : une série de documentaires sur la peinture tournés pour la télévision. En 5 ans (de 1973 à 1977), il va tourner les 94 épisodes de ce projet, voyageant à travers le monde pour filmer soit les musées où sont exposés les œuvres, soit les lieux habités par les artistes (pour Van Gogh, il se rendra aussi bien en Hollande qu'à Auvers-sur-Oise ou Arles). Alors que le cinéaste nous a habitués à des films absolument superbes esthétiquement, il opte ici pour des moyens très réduits (il réalise, scénarise et commente en voix-off chacun des épisodes) et recrute souvent une équipe légère dans chaque pays où il passe.

 

Le résultat est étonnant et assez unique dans l'histoire du cinéma. Il faut chercher du côté de Rossellini et de ses films « didactiques » tournés pour la télévision (Blaise Pascal, Descartes...) pour trouver une entreprise de semblable envergure. Mais là où les films dépouillés du cinéaste italien sont parfois un peu rébarbatifs (les 4 heures de l'âge d'or de Cosme de Médicis sont assez indigestes), ceux de Yoshida sont toujours passionnants. Didactiques mais portés par un goût de la beauté qui ne les rend jamais ennuyeux.

 

Sur les 94 chapitres de cette histoire de l'art étonnante, Carlotta nous propose d'en découvrir 20 consacrés à la peinture occidentale de la Renaissance (Bosch, Bruegel) à la fin du 19ème siècle (Cézanne, Van Gogh). Le dispositif est toujours (ou presque) le même : quelques plans des villes où l'artiste a vécu puis la description des toiles dans les musées que Yoshida visite. Outre la voix-off omniprésente du cinéaste (qui donne énormément d'informations), l'aspect personnel du projet se lit dans cette manière qu'il a de rentrer dans le cadre discrètement (il est toujours filmé de dos) et de contempler les tableaux. Ce qui n'aurait pu être qu'un gimmick pénible devient un moyen de nous faire rentrer dans une toile par le biais de l’œil du cinéaste. Le dialogue qui s'établit alors entre un cinéaste japonais du 20ème siècle et les grands artistes de l'histoire se révèle extrêmement stimulant.

L'approche de Yoshida n'est pas académique mais témoigne d'un geste véritablement habité. Il est d'ailleurs frappant de constater que le cinéaste s'intéresse finalement assez peu à « l'esthétique » des tableaux. Il ne parlera pas (ou très peu) de composition ni même de l'évolution des formes et des courants picturaux. Ce qui l'intéresse, c'est la subjectivité de l'artiste et le rapport qu'il a pu entretenir avec son époque.

 

En ce sens, et pour le dire un peu pompeusement, Beauté de la beauté est le contraire d'un film Hégélien en ce sens qu'il ne s'intéresse jamais à la manière dont la forme se nourrit des formes précédentes et évolue dans l'Histoire. Yoshida a une vision beaucoup plus « romantique » de l'artiste, figure solitaire qui se bat avec sa subjectivité contre l'époque. Du coup, ce qui l'intéresse chez Caravage, c'est l'aspect « artiste criminel » tandis qu'il est séduit par la manière dont Manet choque la bourgeoisie parisienne du 19ème siècle. Se dessine alors en creux la vision d'une figure d'artiste « non réconcilié » avec son époque (il n'est pas étonnant qu'il ait consacré quatre épisodes à Van Gogh) dans laquelle se projette volontiers le cinéaste Yoshida.

Les meilleurs moments du film sont sans doute ceux où l'on se dit que le cinéaste aurait pu appliquer à son œuvre les propos qu'il tient sur les peintres : Bosch qui cherche à rendre compte de la violence de la réalité du point de vue de l'homme, Bruegel qui exprime la peur de l'artiste face à la foule, Delacroix et son sentiment d'inadaptation à l'époque ou encore Cézanne qui tente d'exprimer quelque chose hors de son temps.

 

Yoshida s'intéresse moins aux courants artistiques qu'à ce qu'il appelle « la justesse du regard » (à propos de Van Gogh). A chaque fois, il prend d'ailleurs bien soin de situer l'artiste dans le contexte économique et politique de son époque, montrant systématiquement son irréductible opposition face aux pouvoirs et à son temps. La folie, le crime, la révolte : voilà ce qui l'intéresse dans les figures solitaires de ces artistes.

 

Il faudrait voir les autres épisodes (consacrés notamment à la peinture japonaise ou la civilisation égyptienne) pour corroborer ce sentiment qu'il y a dans Beauté de la beauté une image absolument romantique de l'artiste « seul contre tous » dans sa quête du Beau et de l'Absolu...

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