Belle de jour (1967) de Luis Buñuel avec Catherine Deneuve, Jean Sorel, Michel Piccoli, Pierre Clémenti, Macha Méril, Françoise Fabian

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Belle et froide, Séverine est mariée à un brillant médecin mais s'ennuie dans son quotidien de bourgeoise désœuvrée. Tourmentée par de nombreux fantasmes masochistes, elle décide un jour de se prostituer dans une maison close clandestine...

 

Pour leur deuxième collaboration, Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière adaptent un roman assez fade de Joseph Kessel qu'ils transfigurent en une œuvre surréaliste explosive. Alors qu'ils auraient pu se contenter d'une satire assez convenue des mœurs bourgeoises, ils explorent l'inconscient d'une jeune épouse frustrée en effectuant parallèlement un travail de sape du réalisme et de la psychologie. Même si le cinéaste offre encore au spectateur une sorte de fil directeur plausible, son récit est construit avant tout sur une succession d'images fantasmées, de rêveries, de projections imaginaires. Il n'est pas interdit de voir dans Belle de jour une histoire fantasmée de A à Z dans la mesure où le film se termine sur la même image que celle qui l'ouvre. On peut aussi voir dans le finale de l’œuvre un retour au monde fantasmatique de Séverine après la tragédie qui vient de la frapper, les grelots annonçant comme toujours ce passage vers un univers mental.

 

Le génie de Buñuel tient ici dans la manière qu'il a de donner des pistes, y compris « psychologiques » (la jeune Séverine semble avoir été malmenée, adolescente, par les hommes, ce qui pourrait expliquer sa frigidité) pour toutes les désamorcer par la suite. Tout peut faire sens (y compris ce fauteuil roulant qui frappe Pierre dans la rue et qui annonce son destin) mais, au bout du compte, quelque chose ne cesse de se dérober, de rester opaque.

Le film semble d'abord jouer sur une sorte de constante dualité : l'épouse bourgeoise et la prostituée, le réel et le fantasme, le froid et le chaud... Mais très vite les choses se complexifient et s'opacifient. Les scènes que nous appréhendons comme « réalistes » sont soudainement trouées par des éléments insolites, à l'image de ce dialogue où Michel Piccoli (grandiose) déclare à Macha Méril : « Je t'aime...Tu cicatrises si bien ». De la même manière, la sublime séquence où Séverine est conduite dans un mystérieux château pour être actrice d'une cérémonie mortuaire privée (Ah ! Catherine Deneuve nue sous un simple voile noir!) peut à la fois être vue comme un épisode de sa vie de prostituée mais également comme une pure projection fantasmatique (elle rencontre le client dehors et non chez Madame Anaïs, des grelots ouvrent la scène...)

 

Un peu avant La voie lactée, Le charme discret de la bourgeoisie et Le fantôme de la liberté, Buñuel commence à déconstruire son récit et à faire surgir l'inconscient derrière les situations les plus banales. Rien ne l'amuse plus que de détourner ce qui constitue l'essence des conventions humaines : les clients huppés de madame Anaïs deviennent des esclaves consentants se faisant fouetter par des prostituées, l'institution du mariage est montrée comme une ennuyeuse prison, les désirs et les fantasmes deviennent de véritables sources de transgression. Lorsque Séverine franchit pour la première fois la porte de madame Anaïs, un flash-back nous la montre adolescente en train de refuser d'avaler l'hostie que lui présente un curé.

 

L'arme suprême du cinéaste, c'est l'ironie. Pas de lourds discours militants pour fustiger la bourgeoisie et l'église mais une manière unique de présenter les conventions dans leur nudité et leur ridicule. Buñuel rend chaque chose opaque et mystérieuse, à l'image de cet asiatique qui présente la fameuse boîte qui bourdonne et qui effraie une prostituée mais semble faire un effet inimaginable à Séverine. Dans Mon dernier soupir, l'auteur écrit qu'il répondait systématiquement, à ceux qui lui posaient la question, que cette boîte contenait tout ce qu'on voulait bien imaginer. On peut y voir notamment une sorte de boîte de Pandore libérant tous les fantasmes et pulsions humaines.

 

Cet équilibre entre la ligne « claire » du récit (la mise en scène est d'une simplicité déconcertante) et l'opacité et le mystère que Buñuel parvient à lui conférer fait, entre autres, que Belle de jour demeure un chef-d’œuvre impérissable...

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