Le ruban blanc (2009) de Michael Haneke avec Christian Friedel

 

J’y suis enfin allé ! Et la découverte du Ruban blanc, palme d’or à Cannes et dernier opus du toujours sémillant Michael Haneke, va me donner l’occasion de faire une petite parenthèse sur la manipulation au cinéma. 

A priori, il semble difficile de reprocher à un film d’être « manipulateur » (ce que je ne vais pourtant pas manquer de faire) alors que la manipulation est une partie intégrante du cinéma. Paradoxalement, ce sont des cinéastes pourtant hantés par la « réalité », par l’écriture à la première personne qui m’en ont fait prendre conscience. Il suffit de voir n’importe quel film de Joseph Morder pour réaliser que la « manipulation » est au cœur de son journal intime. De la même manière, Cavalier confiait tout récemment que son film Irène était un film de « spectacle », avec un début, un milieu et une fin, même lorsqu’on a le sentiment qu’il arrache douloureusement les pages d’un journal intime.

Cette manipulation ne me gêne pas et, au contraire, je la trouve exaltante dans la mesure où elle maintient toujours l’esprit du spectateur en éveil : où est le vrai, où est le faux ? Qu’est-ce qui est Réel, qu’est-ce qui est fictif ? Etc. Pour prendre des exemples plus classiques, c’est le même genre de manipulation que l’on retrouve dans les œuvres d’Hitchcock ou de De Palma. Tromper le spectateur, oui ; mais tout en lui laissant une place dans la mise en scène qui lui permette de douter, de vérifier qu’on se joue de lui.

A l’inverse, il y a les films qui manipulent en assignant aux spectateurs une place définitive et qui les somment d’adhérer à un propos, sans leur offrir la moindre distance. Ce type de manipulation peut se décliner sous des formes très variées : chantage à l’émotion (je ne reviens pas sur les derniers Eastwood qui me semblent relever de cette catégorie), titillement des bonnes consciences (la fiction « de gauche » à la Boisset/Tavernier) etc.

Ce qui m’intéresse, c’est davantage ce nouveau type de manipulation à base de plans-séquences très travaillés qui semble devenir aujourd’hui le nouvel académisme d’un certain cinéma « d’auteur ». En l’espace de quelques mois, j’ai pu découvrir trois films soutenus quasiment unanimement par la critique « officielle » et que je trouve non pas dénués de talent mais assez détestables quant aux moyens qu’ils emploient.

Ces films sont Hunger (Steve McQueen), 4 mois, 3 semaines, 2 jours (C.Mungiu, déjà une palme d’or !) et ce Ruban blanc.

Pour moi, ces films pervertissent totalement l’idée « moderne » du plan-séquence. Sans entrer dans de longues considérations sémiologiques ou historiques ; il me semble que les cinéastes « modernes » sont revenus au plan-séquence avec cette idée que c’est dans la durée que peut advenir quelque chose et que c’est par cette durée que le Réel, le hasard et l’inconscient peuvent éventuellement pénétrer le corps du film. Or chez Haneke et ses confrères, les plans-séquences sont totalement verrouillés et asphyxie le Réel. Rien ne respire dans ce Ruban blanc où le dispositif formel interdit toute vie. Le spectateur est sommé d’admirer le travail sur le cadre (très beau, nous sommes d’accord) et l’image (tout le monde s’esbaudit devant un noir et blanc que je trouve pour ma part assez décoratif et très lisse. Il me semble que ce noir et blanc n’a rien à voir avec celui, magnifique et grainé, qu’utilisait Garrel dans Les amants réguliers ou La frontière de l’aube).

On me dira que cette forme est parfaitement adaptée au « fond » du film puisque qu’Haneke dresse un tableau de la société autrichienne à la veille de la première guerre mondiale en insistant beaucoup sur le caractère rigoriste de l’éducation (on songe alors à ce que Thomas Bernhardt a fait avec une telle matière). Sauf que le cinéaste est toujours dans la lourdeur et la démonstration, insistant bien dès le départ sur le caractère « prémonitoire » de son panorama et sur la persistance du Mal.

Si Mungiu et McQueen étaient, à mon sens, dans une espèce de naturalisme « tautologique » (l’image ne dit rien de plus que l’horreur qu’elle montre : le corps supplicié de Bobby Sands, le fœtus expulsé sur la moquette…) ; Haneke joue plutôt sur le symbole pesant. Mon cher voisin Ed a déjà souligné cette transition lourdingue entre une scène où le pasteur reproche à son fils d’avoir commis des actions impures raccordée brutalement avec une autre scène où le docteur prend par derrière la sage-femme. Mais il y en a beaucoup : lorsque la sage-femme reproche au docteur de « tripoter » sa fille, nous aurons droit un peu plus tard à une scène où la (très) jeune adolescente est surprise en compagnie de son père par le jeune frère. Et au cas où on n’aurait pas bien compris, Haneke lui fait dire « ne t’inquiètes pas, papa me perçait les oreilles » (sic ! Amis des symboles patauds, bonjour !).

Une fille du pasteur tuera aussi l’oiseau de son père et pour qu’on comprenne bien qu’il s’agit de l’innocence bafouée, le cinéaste fera un plan de l’oiseau transpercé par un ciseau formant…une croix ! Tout est de ce tonneau et à chaque plan on voit clignoter le signal « attention symboles ! Pérennité du Mal avec une majuscule ! Blabla ! ».

 

Comme dans les deux films que je cite également, Le ruban blanc fait partie de ce cinéma qui ne nous épargne rien : châtiments corporels, tortures, viols, incestes… Mais comme nous sommes dans du cinéma « d’auteur », on filme tout ça avec un « raffinement » qui me dérange beaucoup plus que les débordements sanguinolents d’un Wes Craven dans La dernière maison sur la gauche (lui au moins ne pratique pas un cinéma hypocrite et nous met face à face avec nos pulsions les plus enfouies). Donc tout se passe derrière des portes ou des volets, à coup d’ellipses qui n’en sont pas (il est très facile de mettre en parallèle ce moment où Mungiu reste sur la jeune femme enceinte pendant que son amie doit coucher avec le docteur pour lui payer son avortement avec ces passages où Haneke se contente des gémissements d’un gamin derrière une porte pour dire la dureté des châtiments corporels : dans les deux cas, je trouve ce hors champ aussi complaisant que si le cinéaste filmait frontalement l’horreur ; tout simplement parce que ces partis pris sont l’aboutissement d’un processus de prise à la gorge du spectateur que je ne supporte plus).

Certains seront peut-être étonnés que je me réveille si tard, moi qui ait défendu certains films de Haneke. Or si j’admets que le cinéaste a toujours endossé le costume du professeur sévère, toujours prompt à taper sur les doigts du spectateur et à lui faire la morale, je trouve qu’il s’en est parfois tiré par un véritable goût pour le cinéma. Malgré son côté « grand sujet », je trouve qu’il y a dans Funny games un côté « film de genre » qui fonctionne très bien. Idem pour Caché et son suspense hitchcockien. Ici, on est dans le film pour profs ou lecteurs de Télérama (qui sont bien souvent les mêmes !) : un grand sujet, un cadre historique, de la matière pour agrémenter des cours d’éducation civique et une esthétique très voyante pour bluffer tout le monde.

 

Pour conclure, il faut absolument dire que ce système formel rigide à un point inimaginable est en train de devenir un véritable académisme. Le plan-séquence n’est plus une expérience (comme chez Oliveira, les Straub et tant d’autres) mais une fin en soi, histoire d’emprisonner à jamais les personnages et le spectateur dans un système totalement étouffant. Pour Hunger, j’avais parlé de « tautologie pornographique » : c’est un peu différent pour Mungiu et le ruban blanc mais on retrouve cette volonté d’assommer le spectateur et de tout montrer même lorsqu’on fait mine de s’éloigner un peu des lieux du drame…

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