Les rendez-vous de Paris (1995) de d’Eric Rohmer avec Antoine Basler, Clara Bellar, Aurore Rauscher, Bénedicte Loyen, Veronika Johansson

 

Dans le dernier des trois segments qui composent ce film, une jeune femme complimente le « héros » rohmerien de service, un peintre, en lui disant qu’il a le mérite de chercher et de ne pas être « installé » dans son Art. Ce compliment, on pourrait évidemment le retourner à Eric Rohmer, alors en plein dans sa série de Contes des quatre saisons, qui nous propose là une de ces œuvres totalement libres dont il a le secret. S’il fallait absolument relier ces Rendez-vous de Paris à un autre film du maître, c’est évidemment à Quatre aventures de Reinette et Mirabelle que l’on songerait : même principe du « film à sketches » (même si le mot n’est pas approprié ici), même légèreté dans le tournage (il arrive fréquemment que les badauds regardent l’objectif) et même manière de condenser en une petite demi-heure toutes ses obsessions.

Comme toujours chez Rohmer, les histoires sont liées à la géographie et sous leur apparente linéarité, les récits empruntent des chemins beaucoup plus sinueux et retords, à l’image de leurs personnages dont les trajectoires ne sont jamais simples.

Je me souviens de quelques critiques imbéciles qui avaient accueilli ce film à sa sortie. On reprochait à Rohmer la fausseté de ses comédiens (griefs proverbiaux auxquels il n’est même plus nécessaire de répondre tant les années tendent à prouver la justesse, au contraire, de cette langue rohmerienne qui n’a rien, Dieu merci !, de naturaliste et c’est pour cette raison qu’elle est intemporelle) et de n’être plus connecté à son époque. En gros, on lui reprochait de filmer les Halles et les environs de Beaubourg sans montrer les dealers et la drogue qui circule dans le coin ! Remarques pitoyables d’esprits étriqués ne pouvant envisager un film sans qu’on leur serve leur misérable petite soupe sociologique dont Rohmer et nous n’avons que faire !

Or avec le recul (15 ans déjà ! J’avais vu  ce film à sa sortie en salle et je devais avoir quasiment l’âge de certains personnages (du moins ceux du premier sketch, comme le temps passe), on réalise à quel point ce cinéma n’a rien de déconnecté avec le Réel (sans s’appesantir dessus, la situation des jeunes profs du deuxième segment est remarquablement évoquée) et qu’il possède une profondeur d’analyse lorsqu’il s’agit d’ausculter les sentiments humains que feraient bien de méditer ceux pour qui les grands films « psychologiques » sont ceux où les personnages jettent des regards lourds et entendus et laissent planer des silences toujours parfaitement soulignés…

Le rendez-vous de 7 heures pourrait être une esquisse d’un nouvel épisode des « comédies et proverbes ». Alors qu’elle est folle amoureuse d’Horace, Esther se prend à douter de lui lorsqu’un ami lui confie que son amant a été vu plusieurs fois chez Dame Tartine avec une inconnue. Avec une amie, elle imagine alors un stratagème pour le rendre jaloux… Sans rentrer dans les détails du récit, on peut résumer l’affaire en disant qu’il est rohmerien en diable avec son déroulement apparemment mécanique et ses coïncidences énormes (tous les personnages finissent par se retrouver). En même temps, comme toujours chez le cinéaste, ce qui semble transparent et d’une désespérante linéarité est sapé en profondeur par une constante remise en question de ce qui est dit par les personnages. Si le langage est fait pour dévoiler sa pensée et ses sentiments (je n’apprendrai rien à personne en disant qu’on parle énormément chez Rohmer), il les masque de la même manière. Et plus nous allons vers un dénouement inéluctable, plus le doute nous envahi et nous renvoie à l’opacité du Réel.

Idem pour Mère et enfant 1907 qui pourrait être une espèce de « Conte moral » à l’envers. Le peintre, dont le film épouse le point de vue unique, est d’abord confronté à une fille qui ne l’intéresse pas (une très fantasmatique étudiante suédoise) avant de croiser son « idéal » qu’il ne parviendra pas à atteindre et qui le renverra sur cette première jeune femme qui se dérobera de la même manière.

Ce peintre un brin falot a toutes les caractéristiques des hommes « sans qualités » cher à Rohmer. Il veut contrôler le monde qui l’entoure (à l’image de sa peinture « photographique » qui cherche à capturer l’essence du Réel) mais celui-ci finit par lui échapper.

Dans les rendez-vous de Paris, les trajectoires physiques qu’accomplissent les personnages sont identiques à celles de leurs sentiments : une apparente linéarité sans arrêt brisée par des sinuosités imprévues, des virages brusques (le peintre rentrant à son atelier et qui fait demi-tour pour suivre la jolie fille qu’il a croisée dans la rue et qui le reconduira au musée Picasso où il a laissé sa suédoise).

A ce titre, la partie la plus originale et la plus réussie de ces Rendez-vous de Paris est sans doute l’épisode central intitulé Les bancs de Paris. Tout le film est construit autour de l’idée de trajectoire géographique et sentimentale. Parce qu’elle n’aime plus son fiancé, une jeune femme parcourt Paris avec un jeune prof fraîchement nommé et follement épris d’elle. Au fur et à mesure de leurs promenades hivernales (au Luxembourg, à la Villette, au parc Montsouris…), des sentiments semblent naître chez la jeune femme et se consolider chez lui…

Là encore, Rohmer semble emprunter la voie de la linéarité et décrire la naissance d’une passion. Au milieu d’une promenade, la jeune femme n’hésite pas à passer au-dessus d’une balustrade pour ne pas briser cet élan linéaire. Or la mise en scène ne fait que complexifier les choses et emprunter des chemins beaucoup plus tortueux qui minent cette apparente transparence du Réel.

Je ne révèlerai pas le coup de théâtre final (encore une coïncidence extraordinaire mais totalement justifiée : même le hasard n’en est pas forcément !) mais c’est soudain le monde entier qui se drape dans un voile d’opacité et qui se dérobe devant l’infini mystère du cœur humain.

Je dis ça de façon sans doute trop pompeuse or Rohmer fuit comme la peste cette solennité et c’est ce qui fait également le prix de cette œuvre légère et réjouissante…

NB : Je ne sais pas si vous avez remarqué le dernier lien qui est apparu sur ma colonne de gauche mais Joachim m'a contaminé (plus contagieux que le virus de la grippe A : la cyber-addiction) : vous pouvez donc me suivre régulièrement ici (les commentaires ici sont, bien entendu ouverts, à d'éventuelles remarques sur ces "twit"...)

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