La vie d'Adèle : chapitres 1 et 2 (2013) d'Abdellatif Kechiche avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux


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Cela faisait très longtemps qu'un film n'avait pas suscité autant de passions et déchaîné autant de commentaires, entre les louanges les plus extrêmes (ne faisons pas non plus de Kechiche un martyr : il a eu toute la critique ou presque derrière lui) et les assertions les plus haineuses et les plus injustes.

Le plus difficile est désormais de parler de La vie d'Adèle en terme cinématographique et d'éviter de tomber dans les chausse-trappes de l'analyse sociologique ou idéologique. Avant cela, essayons néanmoins de tordre le cou à quelques clichés qui circulent à propos du film.

 

Le film est librement inspiré d'une jolie bande-dessinée de Julie Maroh Le bleu est une couleur chaude mais disons le tout net : les deux œuvres n'ont rien à voir. La BD a le côté assez didactique et pleurnichard de cette « littérature jeunesse » où il faut absolument tout surligner et faire passer des messages. Du coup, on n'échappe pas totalement à un certain pathos (suicide, parents qui chassent l’héroïne qui ne s'appelait d'ailleurs pas Adèle...) et à une volonté très appuyée de montrer le rejet de l'homosexualité par la société.

Kechiche situe son film ailleurs : les amours sont homosexuelles mais, au fond, cela n'a aucune importance (Adèle n'est d'ailleurs pas, à mon sens, lesbienne mais seulement amoureuse d'une fille). La vie d'Adèle est d'abord le récit d'une passion et le portrait d'une jeune fille d'aujourd'hui. Un portrait lumineux comme le cinéma français en propose malheureusement peu. Palmé à Cannes au plus fort du débat sur le mariage homosexuel, le film a le mérite de ne pas s'égarer sur le terrain glissant du film militant. Et, paradoxalement, il apparaît en cela beaucoup plus « progressiste » que beaucoup d’œuvres engagées sur le sujet : l'homosexualité n'est pas appréhendée comme quelque chose de radicalement « autre » ou « différent » mais comme un désir tout à fait normal d'une personne pour une autre personne de son sexe.

Du coup, les attaques que je comprends le moins sont celles qui consistent à accuser Kechiche d'avoir fait un film « homo » pour hétéro et de ne pas savoir filmer les scènes d'amour entre lesbiennes. J'ignorais que, contrairement aux hétéros, toutes les lesbiennes faisaient l'amour de la même manière et qu'il fallait obligatoirement être homosexuel pour pouvoir filmer des individus partageant la même préférence sexuelle ! (pour avoir droit à des horreurs comme Mutantes de Virginie Despentes ? ) Bref, de la part de ceux qui militent pour pouvoir rentrer dans la norme, c'est étrange d'avancer un argument qui sous-entend le caractère extrêmement fermé de leur mode de vie . Kechiche n'a pas réalisé un film sur « l'amour lesbien » en général mais un film sur une passion entre deux filles et je ne vois pas en quoi sa vision serait « fausse ». De la même manière, je ne pense pas que la représentation de la sexualité « homo » dans L'inconnu du lac de Guiraudie ou Devotee de Rémi Lange soit emblématique de la sexualité des homosexuels : elle n'en est pas fausse pour autant !

 

Ces éléments posés, il s'agit d'abord de constater que La vie d'Adèle est avant tout un film de Kechiche, une sorte de somme puisque l'on retrouve beaucoup d'éléments déjà présents dans L'esquive, La graine et le mulet et Vénus noire (tous ces films que les détracteurs acharnés n'ont sans doute jamais vus!). C'est d'abord Marivaux qui fait la transition entre L'esquive et ce film. Lycéenne, Adèle étudie La vie de Marianne en classe de français et ce roman devient son livre préféré. Pour Kechiche, il s'agit de se livrer à un portrait de femme de manière semblable : aller au plus profond dans l'analyse, livrer sans fard les émotions les plus intenses du personnage... A travers l'école et l'éducation, on sent encore ce désir chez le cinéaste de montrer une possibilité de surmonter les barrières sociales. Dans L'esquive, ceux qui s'en sortaient étaient celles (plutôt des filles) capables de maîtriser le langage de Marivaux et de se débarrasser de l'horrible sabir banlieusard. En devenant institutrice, Adèle – qui vient d'un milieu modeste- cherche à perpétuer cette utopie et ce désir de s'extraire de ses origines sociales (quand elle explique son désir de faire ce métier, elle souligne ce que l'école a pu lui apporter et que ne lui apportait pas la famille).

En tombant amoureuse de la jolie Emma aux cheveux bleus (Léa Seydoux), Adèle va être confrontée à deux obstacles : le regard de la société et les barrières de classes.

 

En écrivant cela, je vois déjà venir les objections : mais La vie d'Adèle est donc un film « social », à rattacher au courant naturaliste qui plombe tant le cinéma d'auteur français. Et c'est là que le film me paraît être une grande réussite dans la mesure où Kechiche, à l'instar de ses grands prédécesseurs (Cassavetes, Pialat voire Pagnol et Renoir si l'on souhaite remonter plus loin) transcende sans arrêt le Réel par l'excès (les crises de larmes d'Adèle, son art du gros plan...) ou par une certaine stylisation (écoutez les ambiances sonores qui disparaissent progressivement dans l'avant-dernière séquence scène au café pour délimiter un espace presque mental où s'effritent les derniers éclats d'une passion dévorante). Le film n'a rien de « naturaliste » : ce qu'il montre, il le fait par des moyens purement cinématographiques.

 

Si l'on se souvient de La graine et le mulet ou de Vénus noire, on sait que Kechiche construit ses mises en scène autour de regards. Les raccords, violents, se font souvent sur un regard appuyé ou en coin (la superbe rencontre fugitive entre Adèle et Emma). Ce sont ces regards qui traduisent une certaine vérité « sociale » : chaleur de la fameuse séquence du couscous dans La graine et mulet s'opposant aux champs/contrechamps beaucoup plus froids dans la séquence de la banque ou, au contraire, regards qui avilissent et qui emprisonnent dans Vénus noire. Dans La vie d'Adèle, cette construction fonctionne également sur ces deux registres. Lorsque les copines d'Adèle la soupçonnent de fréquenter une « gouine », les regards qu'elles lui lancent sont d'une rare violence. Violence d'une société qui n'admet toujours pas les amours différentes. Mais lors de la désormais mythique (au même titre que la séquence de la « danse du ventre » de La graine et le mulet) séquence des spaghettis bolognaises qu'Adèle prépare pour les amis d'Emma, la violence est d'un autre type.

 

Là encore, il convient de s'élever contre certaines imbécillités lues sur la toile. Certains ont estimé qu'il y avait chez Kechiche un « mépris de classe » sous prétexte qu'il filme en gros plans la famille d'Adèle en train de manger des pâtes en regardant Questions pour un champion. On lui a aussi reproché une vision caricaturales des bobos représentés par Adèle et ses amis (qui parlent de Sartre, Schiele et Klimt). Or Kechiche est un cinéaste qui part de lieux communs pour les polir, les affiner par sa mise en scène et les rendre vivants.

La famille d'Adèle, par exemple, est beaucoup moins caricaturale que dans la BD où c'est la découverte d'Emma nue par le père de l'héroïne qui provoquait le drame et le rejet (scène qui a été évincée du film). Ici, ils sont d'un milieu modeste, n'envisagent sans doute pas l'homosexualité d'Emma mais ils n'ont rien d'antipathiques. Idem pour les amis d'Emma : ils félicitent tous Adèle pour son repas, lui posent des questions, etc. Et c'est là qu'est le talent du cinéaste : montrer des individus qui ne sont ni bons, ni mauvais mais qui tous possèdent des codes culturels différents . Codes qui ne s'opposent pas brutalement mais de manière larvée. Pour Emma et ses amis, il ne s'agit pas d'humilier Adèle avec leur « culture » (assez pauvre, entre parenthèses, il faut écouter le discours de la jeune femme sur Sartre!) mais ils viennent d'univers radicalement différents, où les codes culturels et sociaux sont intégrés et finissent par s'opposer (on sent que le « manque d'ambition » littéraire d'Adèle agace Emma).

Cette analyse des rapports de classes est beaucoup plus subtil que le sempiternel couplet militant où l'un des deux camps représente le Bien tandis que l'autre représente le Mal. Kechiche ne verse ni dans la bienveillance paternaliste (la « dignité des pauvres »), ni dans la caricature cynique (la famille d'Emma est plutôt ouverte et accueillante).

Là encore, le cinéaste ne filme pas de la même manière selon l'endroit où il se trouve. Chez Adèle, la scène d'amour est plus « serrée », plus « secrète » que celle qui se déroule chez Adèle et ce n'est pas un hasard. C'est un contexte précis qui induit une manière de filmer.

 

L'extrême vérité qui transpire de ces personnages vient de la méthode Kechiche. Elle est désormais bien connue : jouer sur la durée, s'approcher au plus près des corps et de leur énergie (les scènes de danse ou de manifestations sont magnifiques et d'une rare puissance), traquer les émotions les plus intimes. Certaines séquences, grâce à leur durée et cette manière faire jouer les comédiennes sur le fil du rasoir, sont tout simplement magiques ; je pense à la première rencontre entre les deux filles dans le bar « gay » par exemple. Les regards, les sourires, les mots maladroits : tout sonne juste et émeut au plus profond tant on ressent cette émotion des « premières fois ».

Pour cela, il est épaulé par deux excellentes actrices. Léa Seydoux est un peu en retrait mais elle fait très bien ce qu'elle a à faire. Quant à Adèle Exarchopoulos, c'est bien évidemment la révélation fulgurante du film. C'est elle le vrai sujet du film, ce « portrait de femme » que Kechiche souhaitait réaliser de toutes les manières : littéraire (Marivaux), picturale (Adèle pose pour Emma) et cinématographique avec cette manière unique qu'a le cinéaste de traquer la moindre de ses émotions, ses infimes rougissements qui affleurent sur son visage d'ange, ses larmes, sa morve (tout le monde à l'air de bloquer sur ça alors que sur les trois heures de film, on n'en voit pas autant que ça!).

 

Comme Krimo à la fin de L'esquive, Adèle finit seule et exclue d'un groupe social déterminé (le petit monde artistique où évolue désormais Emma qui l'avait invitée à son vernissage). Fin bouleversante d'une histoire d'amour unique et traitée avec une maestria incontestable...

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