Traces
Millénium, l'homme qui n'aimait pas les femmes (2011) de David Fincher avec Daniel Craig, Rooney Mara, Robin Wright, Christopher Plummer
Le cas David Fincher est problématique et lorsque débute le générique de Millénium, il est presque possible de faire un « état des lieux » de ce qui séduit, intrigue et irrite chez ce cinéaste. D'un côté, cette espèce de clip à base de rock bruyant (Trent Reznor) et de morphing synthétique rappelle le côté tapageur et grossier de l'auteur de Fight club ou The panic room (le pire de ses films). Mais en même temps, il y a quelque chose au cœur de ces images et dans leur prolifération (déjà l'idée de réseau) qui attire l'attention et ne laisse pas indifférent. Comme si Fincher parvenait à traduire mentalement et abstraitement les enjeux de son film.
Alors, lard ou cochon ?
Pour ma part, j'ai d'abord fait preuve d'une certaine réticence (pour ne pas dire une réticence certaine) face aux exercices de style bruyants du metteur en scène (je ne suis pas un grand fan de Fight club et de The game). Du coup, mes a-priori m'ont tenu éloigné de films qui me paraissent aujourd'hui intéressants (L'étrange aventure de Benjamin Button, Zodiac) et c'est en découvrant The social network (qui m'avait emballé) que j'ai revu un peu ma position quant à Fincher.
Avec Millénium, je dois dire que cette bonne impression se trouve confortée. En adaptant le best-seller de Stieg Larsson (que je n'ai toujours pas lu), le cinéaste signe un thriller captivant tout en parvenant à imprimer au cœur du genre des problématiques contemporaines qui semblent l'obséder.
Dans un premier temps, le film s'inscrit dans une tradition fort classique de films policiers avec enquête (un journaliste décrédibilisé par le procès qu'il a perdu enquête sur une mystérieuse disparition) et récolte d'indices divers et variés. David Fincher retrouve d'ailleurs son goût pour les tueurs en série (Zodiac) commettant leurs crimes sous les auspices de la Bible (Seven). Mais le classicisme se retrouve également au niveau de la mise en scène qui évite tout effet tape-à-l’œil (pourtant une spécialité du cinéaste à ses débuts), privilégie un découpage lisible (nous dirions presque « à l'ancienne ») et un montage alterné (les deux héros du film étant amenés à se croiser à mi-chemin du récit) habile mais relativement traditionnel.
Il s'agit de jouer la carte du thriller hitchcockien avec « MacGuffins » de rigueur (ces indices « chausses-trappes » qui ne servent qu'à enclencher le récit sans avoir, au bout du compte, une quelconque importance, à l'image de ces plantes qu'envoient régulièrement le tueur) et un démiurge maléfique qui semble manipuler aussi bien les héros que le spectateur.
Sauf que quelque-chose a évolué dans ce schéma narratif et qu'il n'est plus possible pour un cinéaste, à l'ère du cinéma comme flux continu des images, d'embarquer le spectateur en tablant sur son « innocence ». Le détective à l'ancienne doit s'adapter à de nouvelles méthodes d'investigation puisque une image n'a désormais plus de sens univoque. Il ne s'agit donc plus d'organiser la mise en scène de façon à faire émerger du sens et une vérité « immuable » mais de tenir compte du caractère proliférant des images et de tenter d’interpréter les « traces » qu'elles laissent (on retrouve alors la problématique de la toile et du réseau qui constituait le cœur de The social network).
Le journaliste s'associe à une jeune marginale, pupille de la nation et véritable petit génie en informatique (elle s'introduit dans les systèmes informatiques sans la moindre difficulté). Et cette Lisbeth est le personnage le plus intéressant du film, celui qui lui donne sa coloration si particulière (la jeune Rooney Mara est assez époustouflante) et l'oriente sur d'autres voies que celle de la résolution basique d'une enquête.
Pour illustrer cela, un exemple à la fin du film lorsque Fincher se permet de rebondir sur un autre récit alors que le principal est terminé (principe très actuel de sérendipité) : notre jeune héroïne se déguise pour opérer une manœuvre que je ne révélerai pas et prend garde à effacer toutes ses traces (tatouages apparents, rouge à lèvres sur une tasse de café...). Elle effectue finalement l'inverse de ce qui aura été l'objet de Millénium : récolter des traces diverses (photos, vidéos, informations sur Internet...) et les relier, les interpréter...
Traditionnellement, les enquêteurs (et cinéaste) se contentaient de collecter des indices et de reconstituer de manière linéaire les affaires criminelles. Désormais, c'est le principe du « réseau » qui organise les images du monde. Cette histoire de tueur en série renvoie à d'autres images et à d'autres temps (le nazisme comme dans Fight club, les liens entre l'industrie et la mafia...) et il s'agit de savoir naviguer sur toutes ces images pour faire naître un peu de sens.
La beauté du film de Fincher, c'est qu'il ne cesse de naviguer entre cette volonté de « maîtrise » à l'ancienne (classicisme de la mise en scène) et une manière de la laisser « éclater » sous la dimension arachnéenne des images d'aujourd'hui. Ce que montre aussi le cinéaste, c'est que si les images ont tendance à se dématérialiser (la logique du « flux » qui prédomine dans le cinéma actuel à Hollywood), elles laissent quand même des traces, comme un dernier signe de « réalité » au cœur même d'un univers de plus en plus virtuel (voir le « tatouage » que Lisbeth grave à même la chair de son violeur).
Comme un secret au cœur d'un monde de plus en plus transparent...