Un ange passe
Les hautes solitudes (1974) de Philippe Garrel avec Jean Seberg, Tina Aumont, Nico, Laurent Terzieff. (Editions Re :Voir).
Si la distinction entre prose et poésie est communément admise en littérature, il conviendrait de l’adopter de la même manière pour évoquer certaines œuvres cinématographiques. Car si le septième art a toujours essentiellement relevé de la prose, quelques auteurs très minoritaires ont tenté d’élaborer en ses marges un véritable « cinéma de la poésie » ne devant plus rien au récit traditionnel et à la narration linéaire. Philippe Garrel fait indéniablement partie de cette catégorie des « cinéastes poètes ». Surnommé le « Rimbaud de la pellicule », il tourne son premier court-métrage alors qu’il n’a que 16 ans (Les enfants désaccordés en 1964) et a déjà réalisé quatre longs-métrages alors qu’il n’a pas encore 20 ans. Cheveux en bataille, le regard perdu dans un perpétuel ailleurs, il filme comme on griffonne fiévreusement sur le papier quelques vers ou les pages d'un carnet intime.
Après quelques films marqués par mai 68 et le psychédélisme (citons Le lit de la vierge en 1969 et La cicatrice intérieure en 1972), il poursuit au cours des années 70 dans la voie d’un cinéma entièrement réalisé à la première personne et ne devant plus rien aux normes du récit classique.
Les hautes solitudes, qu’il réalise en 1974, sera un film de « chutes ». Fasciné par Jean Seberg, il se rend tous les jours chez elle avec une caméra 35mm, un pied et des bouts de pellicules de récupération et la filme dans son environnement. Il n’y aura dans l’œuvre ni scénario, ni progression dramatique mais une succession de gros plans sur la comédienne et sur quelques autres visages (ceux de Nico, de Laurent Terzieff et de la sublime Tina Aumont) baignant dans un silence absolu puisque ces images sont dépourvues de bande-sonore.
Si on accepte le parti-pris radical du film, à mille lieues de nos habitudes de spectateurs paresseux, il est tout simplement déchirant. Parce que Garrel filme en poète (on y revient !) et que l’acte de filmer pour ce « mystique de l’art » prime sur tout ce qui encombre le cinéma traditionnel : l’anecdote, la tyrannie du scénario, la nécessité de raconter une histoire… Les hautes solitudes est un film qui semble constamment réinventer le septième art en plongeant dans ses racines les plus primitives (le noir et blanc, le muet, le gros plan) : le visage de Jean Seberg, si bouleversant, semble raconter en filigrane toute une histoire du cinéma depuis sa création, des larmes de Falconetti dans la Jeanne d’Arc de Dreyer jusqu’aux tourments de Liv Ullmann chez Bergman en passant par Godard et les sentiers les plus expérimentaux (on songe notamment aux Screen tests de Warhol).
Mais au-delà de ces références cinéphiles, Les hautes solitudes nous confrontent à des images brutes (le grain de la pellicule est parfois très marqué) qui, comme un véritable poème, peuvent nous toucher au plus profond tant est variée la palette des émotions que suscite la comédienne (la solitude, la détresse, le désespoir, la légèreté parfois, la mélancolie…). Entre Jean Seberg et le spectateur, il y a une caméra qui ne se fait jamais oublier et qui parvient à saisir dans un même mouvement un véritable « documentaire » sur le visage d’une comédienne de génie mais également cette magie du moment où l’acteur devient un « personnage ». Chez Garrel, chaque plan est une sorte d’épiphanie, mélange de réalité et de véritable « vision ». Et chaque film devient une sorte de page arrachée au journal intime d’un poète qui n’a désormais plus besoin de grand-chose pour faire du cinéma puisque un peu de pellicule et quelques visages suffisent.
Inutile de préciser que si ces visages nous bouleversent également, c’est parce que le temps a fait son œuvre et que c’est avec une grande mélancolie que nous revoyons aujourd’hui ces enfants perdus nés trop jeunes dans un siècle trop vieux. Les hautes solitudes, c’est la réunion de deux icônes de la « contre-culture » des années 70 et d’une grande star des années 60. L’égérie du Velvet Underground Nico n’apparaît que quelques minutes mais son spectre hante toute l’œuvre alors que la divine Tina Aumont, « une des plus belles femmes du monde » selon Tinto Brass, éclaire le film de sa grâce inouïe, parvenant à faire luire un rayon de soleil dès qu’elle sourit. Quant à Jean Seberg, son destin tragique rend encore plus émouvante chacune de ses apparitions d’autant que son beau visage semble déjà marqué par ce qui la détruira (la folie, les effets de la drogue, de l’alcool…). Chacun de ses regards jetés à la caméra sonne comme un appel au secours et Garrel parvient à faire sourdre une émotion intense en mettant à nu ce visage inoubliable. Mais ce désespoir, il provient aussi d'un véritable travail de comédien qui permet à Seberg de constamment brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, au point que Garrel sera, pour la petite histoire, obligé d'interrompre en cours de réalisation une scène, trompé par la puissance du jeu de l'actrice et persuadé qu'elle était vraiment en train de se suicider « en direct ».
Quand l'écran noir se referme sur ce si doux visage, c'est aussi un peu toute une époque qui disparaît. On songe alors à un titre d'un autre film de Philippe Garrel : Un ange passe...