Cosmopolis (2012) de David Cronenberg avec Robert Pattinson, Juliette Binoche, Mathieu Amalric

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Après le décevant A dangerous method, Cronenberg revient à ses thèmes de prédilection et nous livre une bonne adaptation d'un livre de Don DeLillo. Pourtant, face à ce Cosmopolis un peu déroutant, il conviendrait de s'abstraire de tout ce que l'on sait de l’œuvre du cinéaste et de ne partir que du film. Oublier que la limousine où évolue Eric Packer (Robert Pattinson) rappelle les voitures de Crash, que l'univers décrit évoque aussi bien celui des guerres intestines entre multinationales de Scanners que les mondes virtuels d'eXistenZ, que l'obsession d'un monde hanté par sa perte et sa destruction (d'ordre viral) était déjà au cœur de Frissons et de Rage.

 

Mais comment appréhender Cosmopolis comme un terrain vierge ? Peut-être en reprenant les choses depuis le début et en se penchant sur son générique. A l'écran, nous voyons des sortes de coulées de peinture (un dripping) composer un motif abstrait, comme sur un toile de Jackson Pollock. Ces traînées annoncent d'emblée les enjeux du film : saisir les flux et les entrelacements de l'argent. Flux qui, comme le montre la « toile », sont devenus aujourd'hui totalement immatériels et abstraits. Cosmopolis sera donc un (grand) film abstrait sur un monde qui le devient de plus en plus.

La grande force du film, c'est de nous montrer un personnage de « golden boy » qui domine ce monde sans avoir besoin d'effectuer le moindre geste. Jamais nous ne le verrons « travailler » ou simplement passer un coup de fil pour ses affaires. Sa seule préoccupation sera de traverser la ville pour aller chez le coiffeur. Eric représente la quintessence du capitalisme contemporain : dématérialisé, sans réel centre (tout son univers se réduit à l'habitacle de sa limousine) et virtuel.

Une très belle séquence du film montre un face à face avec une espèce de gourou jouée par Samantha Morton. Celle-ci se met à disserter sur le devenir du capitalisme et le compare assez lumineusement au devenir de l'art. « L'argent n'est plus narratif » dit-elle en substance. Comme l'art, l'argent n'est désormais plus le fruit d'une histoire et n'en raconte plus une (la naissance du capitalisme qui va de pair avec la naissance du protestantisme et l'idée que l'homme peut désormais accomplir seul son destin). Il évolue désormais dans sa propre sphère abstraite et est devenu son propre sujet comme l'art « moderne » qui ne se regarde plus qu'en tant qu'Art.

De l'argent, on n'en verra pas une trace, seulement des signes extérieurs de puissance : la limousine, le sexe facile (notamment avec une Juliette Binoche déchaînée) et l'incapacité à apercevoir l'Autre.

 

Si l’œuvre picturale du générique renvoie à une logique de flux, de réseaux abstraits, d'enchevêtrement de l'information (réminiscences de la toile de Spider?) ; elle rappelle également la violence de l'action painting chère à Pollock. Dans cette peinture, il y a une violente interaction entre le geste du peintre et le support de la toile. C'est à cette violence qu'Eric va être confronté, notamment lorsqu'un trublion (Amalric) vient l'entarter. Cet anarchiste burlesque le dit lui-même : il est un « action painter » qui veut gripper un système tournant en vase clos. Ce que réussit parfaitement Cronenberg, c'est de montrer comment un système parfaitement verrouillé (comment imaginer une plus belle métaphore que l'intérieur « high-tech » de cette limousine?) se trouve petit à petit menacé malgré toutes les précautions prises. Son film alterne avec une véritable intensité des scènes totalement coupées du monde (les vitres de la voiture se ferment) et d'autres où l’Altérité fait soudain surface avec violence, à l'image de ces contestataires qu'Eric observe derrière ses fenêtres ou ces clochards qui s'immolent sur le trottoir.

La mise en scène est très habile, faisant se succéder des séquences au découpage classique (conversations en champ/contrechamp) et d'autres du point de vue du milliardaire en lent travellings : derrière des barreaux, des vitres...Mais ce qui est encore plus fort, c'est la façon dont il introduit lui-même un « dérèglement » dans un dispositif huilé à la perfection. Ce que le dialogue final révélera d'un point de vue scénaristique (l'incapacité du personnage à envisager des déséquilibres dans un monde qui met en avant les équilibres et la rationalité à tout crin), Cronenberg le traduit en terme de réalisation. A ce titre, une conversation entre Eric et sa « fiancée » est fort révélatrice. Le cinéaste la filme d'une façon très classique, presque mécanique (champ sur celui qui parle suivi d'un contrechamp sur celle qui répond et vice-versa). Cette « boite à rythme » un peu ennuyeuse (qui faisait d'ailleurs la faiblesse de certains passages d'A dangerous method) se grippe imperceptiblement grâce à des cadrages plus insolites (en légère contre-plongée, par exemple) et par un personnage de garde du corps qui vient soudain perturber la profondeur de champ en regardant ostensiblement vers les personnages. Avec presque rien, Cronenberg est parvenu à créer une sorte de déséquilibre, un malaise, une sorte de trou noir où vient s'engouffrer ce que l'on pourrait appeler un peu pompeusement « l'inconscient » du capitalisme : le cortège de misère, de souffrance et de violence qu'il engendre en présentant un visage parfaitement policé.

 

Comme dans eXistenZ, le cinéaste parvient à rendre concrètes les choses les plus virtuelles, notamment grâce à une autre idée lumineuse (qui doit venir du roman) : celle de montrer un monde où le rat est devenu la monnaie d'échange. L'argent montre alors son véritable visage et c'est encore le « Réel » qui s'invite dans un monde où rien ne semble exister. De la même manière, Eric finira par se tirer une balle dans la main, comme pour prouver qu'il est « vivant », qu'il est un être de chair et de sang et non un robot virtuel.

 

Si le film avait débuté par une peinture gestuelle et tourmentée, il se termine avec les couleurs « apaisées » de Mark Rothko. Vers un paysage plus « métaphysique », comme si le cinéaste visionnaire de notre « société de l'information » et des mutations de l'homme prenait conscience de la fin d'un univers sans récit, sans loi et sans le moindre contact avec le Réel...

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