Un monde sans hommes
Collection Jess Franco (volume 2) 4 films (Editions Artus Films) Sortie le 4 février 2014
Sumuru, la cité sans hommes (1969) de Jess Franco avec George Sanders, Shirley Eaton, Maria Rohm
Les inassouvies (1970) de Jess Franco avec Christopher Lee, Maria Rohm, Jack Taylor
Al otro lado del espejo (1973) de Jess Franco avec Emma Cohen, Howard Vernon, Alice Arno, Françoise Brion
Le miroir obscène (1973) de Jess Franco avec Emma Cohen, Lina Romay, Alice Arno, Howard Vernon, Françoise Brion, Philippe Lemaire
Les désormais indispensables éditions Artus nous proposent une nouvelle salve de Jess Franco. Heureuse initiative qui nous permet de nous replonger avec délice dans cette œuvre protéiforme dont la richesse devient de plus en plus évidente à mesure que les années passent. A revoir ces films, on réalise à quel point le cinéaste a souvent procédé comme un musicien de jazz, proposant sans arrêt de multiples variations autour des mêmes thèmes, des mêmes motifs, des mêmes fantasmes. Ce n'est sans doute pas un hasard si le cinéaste n'hésite pas à intégrer de longs morceaux musicaux dans ses récits ou à faire des petites apparitions en...musicien. Ce goût pour les variations lui permet également de pouvoir tourner deux films assez différents à partir du même canevas et des mêmes plans (Al otro lado del espejo et Le miroir obscène).
Des quatre films proposés ici, Sumuru, la cité sans hommes (aussi connu sous le titre The girl from Rio) est sans doute le moins intéressant. Entre le tournage de deux Fu Manchu, Franco adapte à nouveau l'écrivain Sax Rohmer pour des aventures exotiques un brin poussives. Le problème de l’œuvre, c'est qu'elle repose entièrement sur le scénario et qu'il s'agit, la plupart du temps, du point faible d'un cinéaste qui n'a jamais brillé par la conduite de ses récits ni par son goût pour les constructions dramatiques rigoureuses. Du coup, le spectateur bâille un peu face à ces aventures d'un ersatz de James Bond confronté à Sumuru qui règne en despote sur la cité Femina (uniquement peuplée par des amazones belliqueuses).
Néanmoins, le film n'est pas désagréable dans la mesure où il s'inscrit pleinement dans la période « pop » de Jess Franco. Le cinéaste joue de jolie manière avec l'architecture de la ville de Rio (ces esplanades surplombées par de gros piliers en béton) en utilisant ces décors monumentaux pour donner une touche futuriste à son film. De la même façon, les costumes (les tenues improbables de ses amazones) et les accessoires kitsch confèrent à Sumuru, la cité sans hommes un certain charme. On songe à la fois au Barbarella de Vadim ou au Danger Diabolik de Bava en suivant ces aventures rocambolesques qui relèvent de l'univers de la BD ou de la littérature pulp. Petite curiosité : l'immense George Sanders (L'aventure de madame Muir, Eve, Le portrait de Dorian Gray...) incarne ici avec un plaisir visible un méchant d'opérette assez réjouissant.
De Sumuru, la cité sans hommes, on retiendra également cette vision purement fantasmatique d'une cité de femmes se livrant à des jeux érotiques. En 1969, Franco reste encore très « soft » mais se profile déjà son obsession pour des univers exclusivement féminin où l'homme est relégué au rang de voyeur ou, éventuellement, de maître de cérémonie.
Avec Les inassouvies, Franco adapte une fois de plus son écrivain fétiche : le marquis de Sade. Plutôt que de chercher à illustrer littéralement l'auteur (mission impossible!), le cinéaste propose ici une variation autour de La philosophie dans le boudoir. La jeune Eugénie est invitée par la belle madame de Saint-Ange (Maria Rohm) à séjourner sur son île. Elle y fait connaissance de son frère, Mirvel, et va découvrir les joies du libertinage. Mais les ballets érotiques qu'orchestre Jess Franco ne relèvent pas de la succession de plates saynètes. Comme dans Marquis de Sade : Justine , ils sont les projections mentales d'un maître de cérémonie, véritable alter ego du metteur en scène. Dans Justine, il s'agissait des visions de Klaus Kinski qui incarnait un Sade en prison. Ici, le véritable personnage principal, c'est Dolmance, mystérieuse présence génialement interprétée par Christopher Lee. Alors que le récit se déroule à une époque contemporaine, Dolmance et sa troupe apparaissent en costumes d'époque et organisent des cérémonials qui relèvent à la fois du spectacle (l'homme affirme qu'il n'est pas l'auteur de tous ces événements mais bel et bien l'adaptateur puisque le véritable auteur est mort 150 ans auparavant) et du fantasme. Avec Les inassouvies, Franco brouille une nouvelle fois les frontières entre espace « réel » et espace imaginaire. En déployant ce qui deviendra sa véritable marque de fabrique stylistique (filtres rouges, flous, zooms...), le cinéaste parvient à donner une dimension onirique à ses mises en scène « sadiennes ». Le thème de l'initiation érotique d'une jeune fille est traité à la manière d'un morceau musical avec ses reprises, ses boucles et Franco en proposera de multiples variations, y compris dans La comtesse perverse et Plaisir à trois.
Mais c'est sans doute dans Al otro lado del espejo (« de l'autre côté du miroir » en traduction littérale) que la dimension fantasmatique et musicale du cinéma de Franco prend le plus d'ampleur. « Film de cœur » selon Alain Petit et véritable petit chef-d’œuvre, Al otro lado del espejo évoque avec une certaine audace le thème de l'inceste. Le jour de son mariage, le père de la belle Ana (Emma Cohen) se suicide après lui avoir reproché de l'abandonner. Du coup, la jeune fille rompt tous ses engagements et s'enfuit de Madère pour tenter de vivre de son art (elle est musicienne). Mais elle reste toujours hantée par le souvenir de son père aimant qui réapparaît dans un miroir dès qu'un garçon tente de la séduire en lui commandant de tuer ses potentiels amants.
Avec ce film, Franco n'a jamais été aussi proche de Buñuel puisque comme dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz, le simple pouvoir de l'imagination est capable de donner la mort. Les moments où le père (incarné par l'incontournable Howard Vernon) apparaît dans le miroir pour inciter Ana à tuer pourraient représenter la quintessence du cinéma de Franco. Une simple image suffit à faire basculer le film du côté de l'imaginaire et du fantasme. L'espace se « creuse » et ouvre des portes vers un autre univers où le Réel est aboli au profit de projections mentales, oniriques et hallucinatoire. Il n'y a plus de différence entre la vie et la mort, le rêve et la réalité. On s'est souvent gaussé du goût affiché par Franco pour le zoom. Or ce procédé est en parfaite adéquation avec son propos puisqu'il permet un déplacement de l’œil sans que le corps ait à bouger. Il symbolise à merveille une pure « pulsion scopique » qui offre au spectateur (et au cinéaste) le loisir de pénétrer dans un univers fantasmatique et d'abolir l'espace et les distances. En ce sens, les meurtres commis par Ana annoncent ceux de la divine Comtesse noire interprétée par Lina Romay.
Al otro lado del espejo est un film envoûtant, d'un romantisme très noir et dont la poésie morbide éclate lors de nombreuses séquences (le suicide raté d'Ana, le meurtre du metteur en scène dans son théâtre...).
Le film a été tourné en Espagne et même s'il s'agit d'un film étonnamment « soft », il ne sortira jamais sur les écrans en raison de son thème. Pour la France, le cinéaste propose une nouvelle version plus épicée. Mais au lieu de se contenter de scènes érotiques additionnelles, il invente un nouveau montage (qui s'appellera Le miroir obscène) et parvient à concevoir un nouveau film. Il introduit un nouveau personnage, Marie (Lina Romay). Il s'agit de la sœur d'Ana qui se suicide également au moment de l'annonce de son mariage. Mais cette fois, c'est elle qui invitera sa sœur « derrière le miroir » pour se livrer à des jeux érotiques torrides.
Que ce soit le spécialiste Alain Petit ou Gilles Esposito dans le Dictionnaire des longs métrages français pornographiques et érotiques en 16 et 35 mm de Christophe Bier, la plupart des spécialistes de Franco s'accordent pour dire que Le miroir obscène est un massacre par rapport à l'original. Je ne suis absolument pas d'accord même s'il faut reconnaître que le film est un peu plus lourd que l'original (la voix-off est moins heureuse). Mais les scènes saphiques entre Lina Romay et Alice Arno (qui frisent parfois le hardcore) sont très belles et d'une envoûtante sensualité.
De plus, Franco prouve une fois de plus qu'il est un expérimentateur hors pair, capable de proposer de nouvelles variations par rapport à un film déjà existant. Du coup, ces « greffes érotiques » confèrent à l’œuvre un caractère hybride, bancal mais renforce son côté « fantasmatique ». Franco prouve à nouveau son intérêt pour la splendeur des corps féminins et laisse sa caméra vagabonder en toute liberté du côté des recoins les plus intimes de ses interprètes. Ces plans-séquences qui tournoient autour du grand lit (le même que dans La comtesse noire?) sont totalement envoûtants et renforcent la dimension vertigineuse de l’œuvre.
Ça a souvent été écrit mais redisons-le en guise de conclusion : si le cinéma de Franco relève de l'exploitation et du cinéma de genre (fantastique, érotique...), il est hanté par des obsessions qui le rapprochent à la fois du cinéma expérimental, du « free jazz » (pour ces variations autour des mêmes motifs), du drame existentiel (il y a un côté presque Antonionien dans Al otro lado del espejo ) et de la poésie morbide et lyrique.
Bref, on en redemande !
Photos : captures DVD Artus Films