Une place sur la terre
Soigne ta droite (1986) de et avec Jean-Luc Godard et Les Rita Mitsuko, Jacques Villeret, Michel Galabru, Jane Birkin, Pauline Lafont, François Périer, Dominique Lavanant, Eva Darlan, Rufus, Philippe Khorsand
Au premier abord, Soigne ta droite pourrait être une sorte d’équivalent « années 80 » du One + One de la fin des années 60 puisque Godard reprend le même principe d’alternance entre des petits sketches fictifs et des extraits documentaires consacrés à un groupe de rock en pleine répétition (les Rita Mitsuko succédant ici aux Rolling Stones).
Mais le ton a bien changé. La rage militante et révolutionnaire (souvenons-nous du sketch mettant en scène les Black Panthers dans One + One) a laissé place à une certaine mélancolie et, surtout, au désir assez inédit de Godard de réaliser une véritable comédie (même s’il y a toujours eu beaucoup d’humour dans ses films, ça n’était pas arrivé depuis le milieu des années 60). C’est donc sous les auspices bienveillants de Tati (le titre est un clin d’œil à Soigne ton gauche), de Keaton et Jerry Lewis que se place Godard qui interprète lui-même le rôle du « Prince » (aussi appelé, comme chez Dostoïevski, « l’idiot »), un cinéaste chargé du transport du film qu’on lui a commandé (« le plus dur dans le cinéma, c’est de transporter les bobines »).
Ce personnage lunaire qui mime une partie de tennis à Wimbledon et qui entre dans les voitures en sautant à travers une fenêtre ouverte fait lien au cœur d’un « film puzzle » où se côtoient des personnages insolites : un « individu » (Jacques Villeret) qui erre sur les routes, fréquente les hôtels de luxe et les terrains de golf, voyage menotté en train et atterrit dans un stade de foot qui évoque la tragédie du Heysel, une « cigale » aux traits charmants de Jane Birkin, un Amiral (Michel Galabru) qui pilote un avion en lisant Suicide, mode d’emploi et un tas d’autres silhouettes énigmatiques.
J’avais de Soigne ta droite un souvenir assez particulier puisque j’ai découvert Godard grâce à ce film. Je ne l’avais jamais revu depuis et, curieusement, mon sentiment est un peu toujours le même, à savoir un avis partagé entre des moments d’une incroyable beauté et des passages plus abscons, sans véritable grâce.
Avec plus de recul, ce qui fonctionne le moins bien dans l’œuvre, c’est l’humour. Mis à part le jeu aérien de Godard (contrastant d’ailleurs savoureusement avec sa réputation d’intellectuel assommant), les petits sketches du film sont rarement drôles. Même si j’aime assez les séquences dans l’avion, avec un Galabru tonitruant faisant réciter aux passagers un extrait des Chants de Maldoror (« Je te salue vieil océan », que l’on entend également dans Week-end), il me semble que les épisodes avec Villeret (comédien que j’aime pourtant bien) sont assez faibles. Godard avait apprécié l’acteur au théâtre mais celui-ci fut déconcerté par les méthodes peu orthodoxes du cinéaste et incapable de s’approprier la liberté qu’il lui offrait. Du coup, on est un peu gêné par cet « humour » reposant essentiellement sur des imitation d’accents (l’inévitable belge, celui du ch’ti, etc.).
Parallèlement, Godard fait une fois de plus la preuve de sa virtuosité dans la mise en scène. Nul mieux que lui, par exemple, ne sait briser la continuité d’une séquence pour isoler soudainement un visage en gros plan (je crois que j’ai rarement vu Jane Birkin aussi belle que dans les quelques minutes où elle traverse le film).
L’art de Godard est bien évidemment un art du montage et du mixage. Les répétitions des Rita Mitsouko lui permettent d’atteindre une véritable musicalité dans cette manière qu’il a de passer du coq-à-l’âne, d’une voix-off très lyrique (celle de François Périer) à des fragments de chanson. Certaines associations sont tout simplement époustouflantes, comme ce moment où Godard isole en gros plan le visage mélancolique et fatigué de Catherine Ringer, raccordant sur les célèbres mots d’Aragon : « combien de sanglots pour un air de guitare ».
Comme avec les Stones, il ne s’agit pas de filmer « la musique » mais le travail de création : les cafouillages, les répétitions fastidieuses, les petits agacements et l’étincelle de l’harmonie qui jaillit parfois.
Soigne ta droite n’est finalement que ça (mais y a-t-il sujet plus vaste et plus universel ?) : un film sur l’acte créateur et sur la Lumière qui soudainement, « vient frapper la nuit dans le dos ». Si « l’idiot » sourit, c’est qu’il garde toujours espoir, malgré les beuglements stupides de la foule (« Platini ! Platini ! »), le mercantilisme généralisé, l’indifférence générale aux arts.
« L’idiot » filme alors des petits riens qui font la beauté du monde : une fenêtre ouverte sur l’immensité du ciel, la lumière déclinante du jour, le visage d’une fillette, un homme qui danse avec une femme nue…
Et reviennent alors en mémoire les mots de Giraudoux qu’aime tant citer Godard :
« -Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
(…)
Cela a un très beau nom (…). Cela s'appelle l'aurore. » …