Vénus noire (2009) d’Abdellatif Kéchiche avec Yahima Torrès, Olivier Gourmet, André Jacobs

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La « Vénus noire », c’est Sarratjie Baartman, jeune domestique noire d’Afrique du Sud qui s’installe en 1810 en Europe avec son maître qui l’exhibe comme phénomène de foire à Londres puis à Paris. A sa mort, elle deviendra un objet d’étude pour les scientifiques de l’époque et sa « statue », ses organes génitaux hypertrophiés seront exposés au musée de l’Homme jusqu’il y a très peu (c’est sous la présidence de Mandela que les restes de Sarratjie purent être inhumés sur sa terre natale !).

Après des films très ancrés dans la réalité sociale de son époque (La faute à Voltaire, L’esquive et La graine et le mulet), Kéchiche semble virer de bord en s’attaquant au film « historique ».

La première séquence de Vénus noire intrigue autant qu’elle inquiète. On y voit le professeur Cuvier faire un exposé très précis sur les caractéristiques de cette femme Hottentote et en tirer d’abominables considérations racistes. Kéchiche, par son talent de metteur en scène, parvient à nous captiver le temps de cet exposé qui nous plonge d’emblée au cœur de son œuvre : pourquoi cette fascination pour cette femme noire, ses fesses démesurées et cette « origine du monde » autour de laquelle semble se construire le film ? D’un autre côté, la séquence peut inquiéter dans la mesure où l’on se demande si le cinéaste ne va pas céder à la tentation très actuelle d’une relecture de l’Histoire à l’aune de notre façon de penser aujourd’hui. S’il s’était s’agit simplement de fustiger le racisme en vigueur il y a deux siècles pour offrir aux spectateurs contemporains un bonne conscience à peu de frais, le film n’aurait eu aucun intérêt ! Or Kéchiche évite brillamment cet écueil et je pense d’ailleurs que c’est pour cette raison que certains rejettent violemment le film (on lui reproche de ne pas offrir assez « d’humanité » à son personnage, de renvoyer tout le monde dos à dos…). Cela ne veut pas dire que Vénus noire n’aborde pas certaines questions « sociales » mais, comme dans L’esquive et La graine et le mulet, le cinéaste les traite de biais et de manière assez subtile.

 

Dans L’esquive, c’était par le biais du langage que s’opérait la discrimination entre les personnages capables d’oublier le langage de la cité pour maîtriser celui de Marivaux et ceux prisonniers de cette langue.

Vénus noire est moins un film sur le langage que sur le regard. Une fois de plus, Kéchiche construit son film par « blocs » insécables où il « épuise » en quelque sorte le Réel. Or ces séquences, tout comme les magnifiques passages de La graine et le mulet (le couscous familial, la scène à la banque, la fameuse danse du ventre…) sont entièrement construites sur des jeux de regards. Je m’étonne d’ailleurs que certains parlent de « plans-séquences » qui emprisonnent le personnage alors que ces séquences sont plutôt très découpées et que toute la tension naît de ces jeux de regards sur lesquels raccorde le cinéaste.

Saartjie est prisonnière du regard de ce spectateur/voyeur qui vient la contempler et même la tripoter lors de ces longues séquences de spectacles que Kéchiche filme très bien. Mais le talent du cinéaste est de montrer qu’elle n’est pas uniquement victime de ces regards-là mais également de ceux qui veulent l’ériger en symbole de leur cause. Ainsi, le temps d’un procès très bien vu, sont renvoyés dos à dos ce que Philippe Muray aurait pu appeler les « modernes contre modernes » : d’une part ceux qui, au nom du Spectacle, se permettent tout (le maître de Saartjie) mais également les bien-pensants qui, au nom d’une cause « humanitaire », condamnent le show.

Le regard de ces défenseurs paradoxaux finit par emprisonner la Vénus de la même manière que le public bruyant et vulgaire qui vient la contempler. On retrouvera cette idée lorsqu’un journaliste (le génial Jean-Christophe Bouvet) lui demande s’il peut « broder » sur son existence antérieure et raconter qu’elle fut une princesse africaine. Encore une fois, qu’ils soient bienveillants, glaciaux (ceux des scientifiques) ou obscènes (le public), les regards posés sur Saartjie la réifient et la privent de son identité.

La force du film, c’est qu’il montre aussi la manière dont la jeune femme se défend et résiste. Elle a beau être l’objet de tous les regards et être auscultée dans les moindres détails, elle conserve son irréductible mystère et reste une énigme. Yahima Torrès incarne (le mot n’est pas trop fort ici) avec une rare conviction ce personnage et parvient sans arrêt à lui donner ce mystère qui ne s’effrite à aucun moment lors des différentes stations de son martyr.

 

Je ne me suis pas encore penché en détail sur la presse autour de ce film mais il me semble (en survolant mon Télérama et en ayant écouté Le masque et la plume) que Vénus noire ne peut faire l’objet que d’un rejet massif ou d’une adhésion sans limite. Pour ma part, je trouve que le film n’est pas univoque et que sa première partie appelle tous les éloges possibles (c’est du grand Kéchiche et la puissance de sa mise en scène évoque le meilleur de Pialat) tandis que j’adhère aux réserves des détracteurs lorsque arrive le dernier tiers du film.

Plusieurs raisons à cela.

Tout d’abord parce qu’alors qu’il naviguait jusque-là au gré de ses séquences entrechoquées, le film devient plus « scénarisé » et l’on sent plus l’armature dramatique. Les séquences deviennent plus courtes (le bordel) mais aussi moins intéressantes et plus répétitives.

Ensuite, parce que Kéchiche se montre de plus en plus hargneux. Dès le départ, il nous montre qu’il ne croit absolument pas au spectacle et l’idée qu’une « femme objet » puisse s’épanouir au cœur du spectacle comme chez Cukor lui est absolument étrangère. Pourquoi pas ? Ca devient un peu embêtant lorsqu’il choisit de faire payer au spectateur son goût pour le spectacle.

C’est ce qui arrive lors des représentations dans les salons impériaux. Non seulement le « dresseur » Olivier Gourmet va de plus en plus loin dans l’obscène et le scabreux mais Kéchiche en rajoute dans l’horreur que lui inspire le public et semble vouloir nous montrer, en exhibant les poitrines de douairières emperruquées, que le « phénomène de foire » n’est pas forcément sur la scène.

Alors qu’il se dégageait des longues séquences (même dramatiques) de La graine et le mulet une chaleur et un plaisir de filmer ; il n’y a dans les trois derniers quarts d’heure de Vénus noire qu’une sensation d’horreur et de dégoût qui finit par plomber un peu le film. Ce que le cinéaste avait jusqu’alors traduit avec beaucoup de finesse (par les jeux de regards) devient insistant, souligné et même parfois, lâchons le mot, à la limite du complaisant.

Si Kéchiche ne s’était pas laissé vaincre par son envie de tout « dire » à la fin (voir le petit reportage télé pendant le générique que je trouve assez lourdaud également) et qu’il s’était contenté de « montrer » comme il le fait pendant près de deux heures, nul doute que Vénus noire aurait été un très grand film.

Mais reconnaissons que même si elle s’avère au finale un peu bancale, cette œuvre reste très stimulante et mérite le coup d’œil…

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