Bresson et son modèle
Jeune fille (2007) d'Anne Wiazemsky (Gallimard. Coll. "Blanche". 2007)
Inutile de présenter la comédienne Anne Wiazemsky puisqu'elle est, en quelque sorte, l'icône d'un certain cinéma d'auteur allant de Bresson à Garrel en passant par Godard, Pasolini, Ferreri, Cournot et Bene. J'avoue que je n'avais jusqu'à présent lu aucun de ses romans et que ses livres autobiographiques abordant sa carrière cinématographique me tentaient beaucoup. Du coup, je me suis décidé et ai commandé ces trois romans.
Chronologiquement, Jeune fille est le premier et raconte les débuts au cinéma d'une adolescente de 18 ans qui rencontre un beau jour le cinéaste Robert Bresson par l'intermédiaire de son amie Florence Delay (qui fut la vedette du précédent film de Bresson : Le procès de Jeanne d'Arc) et qui deviendra ainsi la vedette d'Au hasard Balthazar. Anne Wiazemsky raconte à la fois le récit de ce tournage qui marqua assurément une étape essentielle de sa vie -celle où elle réalise qu'elle veut devenir écrivain- mais c'est également un roman d'initiation, le récit d'un été où la jeune Anne a vu définitivement les rives de l'enfance s'éloigner pour rentrer dans l'âge adulte.
Jeune fille séduit par ces deux aspects. D'abord parce que c'est le témoignage unique et passionnant d'un tournage vécu de l'intérieur en compagnie d'un immense cinéaste. La relation qui s'établit entre Bresson et Wiazemsky est immédiatement placée sous le sceau de l’ambiguïté. C'est une relation forte et exclusive où Bresson exige de la jeune comédienne d'être toujours à ses côtés, lui refusant violemment parfois de simples sorties. Si le cinéaste manifeste régulièrement des élans de tendresse envers elle qui pourrait laisser supposer qu'il en est épris (voir ces nombreux baisers qu'il tente, en vain, de lui voler), il semble surtout préoccupé de la « modeler », d'en faire l'héroïne parfaite dont il a besoin pour son film. Très vite, cette relation devient fascinante entre complicité espiègle (on n'imaginait pas Bresson s'amuser comme un gosse avec des chatons) et manipulation. Certains passages sont très drôles (comme ce moment où le cinéaste accompagne son égérie à la Samaritaine pour lui trouver les costumes du film et choque la vendeuse qui ne comprend pas pourquoi ce grand-père veut enlaidir à ce point sa petite-fille!), d'autres sont assez glaçants comme ce moment du tournage où Wiazemsky reçoit une véritable gifle de son partenaire alors que Bresson lui avait promis que l'acteur simulerait.
Même si le cinéaste n'est pas toujours décrit sous son meilleur jour, l'auteur a le mérite de ne jamais chercher le « règlement de compte » mais, au contraire, de peindre le portrait contrasté d'un génie exigeant une abnégation totale de ses « modèles ». Du coup, elle modère même cette image de tyran et de manipulateur que l'on a pu avoir de lui pour essayer de percer le mystère de cet homme élégant, capable des plus grands élans de tendresse comme de la plus grande froideur.
Avec beaucoup de talent, Anne Wiazemsky nous plonge également dans l'ambiance d'un tournage, dessinant un tableau très vivant d'où se détache en particulier la figure protectrice et « ogresque » de Ghislain Coquet, le directeur de la photo du film souvent en conflit avec le metteur en scène.
Mais ce tournage est également l'occasion pour la comédienne de livrer un portrait assez fin d'une jeune fille découvrant enfin sa voie. Au hasard Balthazar arrive pour la jeune fille comme un aubaine puisque ce film va à la fois lui permettre de faire le deuil de son père et de se rapprocher de sa mère. Ce sera aussi un moyen pour elle de déployer ses ailes et d'échapper à un milieu familial plutôt étouffant. Un des très beaux passages du roman est celui où le grand-père d'Anne, à savoir François Mauriac, adoube sa petite-fille en lui permettant de devenir actrice. Avec beaucoup de délicatesse et d'émotion, Anne Wiazemsky traduit le lien très particulier qui l'unissait à son grand-père et souligne à quel point cette autorisation marqua un point crucial de son existence.
Pendant le tournage, la jeune fille est séduite par un des membres de l'équipe qui deviendra sa « première fois ». On sait que ce moment est souvent la tarte à la crème des récits d’initiation mais elle parvient à lui donner une saveur particulière, à la fois joyeuse et mélancolique, en rendant en particulier tous les états d'âme qui ont pu la traverser à l'époque (à la fois le désir mais également une manière d'échapper à l'emprise de Bresson, de s'affirmer comme femme et non plus comme une créature manipulée par un démiurge inquiétant).
Jeune fille est un très beau roman d'apprentissage qui a le mérite de ne pas trop en dire non plus, laissant planer des zones d'ombre (notamment toute la fin du tournage ou la scène de nu où la comédienne devait être doublée) et rendant parfaitement bien l’ambiguïté existant entre un metteur en scène et son actrice liés par une relation exceptionnelle...