La pendaison (1968) de Nagisa Oshima. (Éditions Carlotta films). Sortie le 11 mars 2015

Furyo (1982) de Nagisa Oshima avec David Bowie, Takeshi Kitano, Ryuichi Sakamoto, Tom Conti

Les rituels d'Oshima

Difficile d'évoquer le cinéma d'Oshima sans souligner la dimension « cérémonielle » de ses films et l'importance de ces « rites d'amour et de mort » (comme l'écrit Stéphane du Mesnildot dans le dernier numéro des Cahiers). Il est d'ailleurs assez frappant qu'un des premiers plans de La pendaison (R doit être exécuté et apparaît de dos entre deux gardes) soit très similaire au premier plan où apparaît David Bowie dans Furyo (là encore, il est de dos et en position de se faire juger par un tribunal militaire japonais) et qu'ils renvoient tous les deux à une théâtralité dont le cinéaste va faire ses délices.

 

La pendaison est tiré d'un fait divers réel : R, un jeune coréen, est accusé de meurtre et condamné à mort par pendaison. L’exécution échoue et l'on s'apprête à pendre à nouveau le jeune homme alors qu'il a perdu la mémoire. Or il se trouve que dans la loi japonaise, un individu ne peut pas être mis à mort s'il n'a pas conscience de son identité et de sa faute. Les gardiens, l'aumônier, le médecin vont donc mimer à R. des épisodes de sa vie (son enfance, la scène du crime...) pour l'amener à se souvenir et à se reconnaître comme coupable...

 

Après un prologue en forme de réquisitoire contre la peine de mort (adresses directes aux spectateurs, formules « choc » écrites à même l'écran, sous forme de cartons godardiens...), le film nous fait pénétrer dans la chambre d'exécution (de l'extérieur, on croit voir un petit pavillon de banlieue) où va se dérouler un étrange petit théâtre ritualisé. La pendaison est un huis clos où Oshima démontre avec un sens assez affûté de l'absurde et du grotesque comment une société et ses institutions parviennent à rendre coupable un homme. Au fond, que R soit coupable ou pas du crime dont on l'accuse n'est que secondaire. Par son statut  (il est coréen et pauvre), il est d'emblée désigné comme coupable par un État et une société impérialiste qui broie l'individu dans ses rouages. R. aurait très bien pu être désigné par la lettre K. comme dans un roman de Kafka tant il est dépossédé de lui-même et manipulé comme un pion par des institutions qui tirent toutes les ficelles.

 

Si le film emballe un peu moins que certains grands chefs-d’œuvre d'Oshima (Le petit garçon, L'empire des sens, Furyo...), c'est peut-être parce qu'il reste très théorique jusqu'au bout. Le cinéaste s'inscrit dans la tradition du théâtre distancié de Brecht. Très engagé sur la question de la peine de mort auquel il s'oppose avec rage, le cinéaste prend à parti le spectateur pour le conduire à réfléchir à cette question et à celle de la justice au cœur d'un État criminel (notamment vis-à-vis des coréens). Tout le rituel décrit n'est qu'une pièce de théâtre absurde où R. est assigné en permanence à une place qu'il n'a pas choisie, pour tenir un rôle que les autres écrivent pour lui. A travers le portrait de cet homme aliéné, Oshima évoque la question coréenne qu'il traitait déjà dans le très beau Journal de Yunbogi.

Si le dispositif théâtral mis en place peut sembler à certains moments un peu aride, Oshima parvient à le dépasser par des dérapages du côté des fantasmes et de la folie. A mesure que les « jeux de rôle » progressent, on quitte les cloisons de la prison pour se retrouver en plein air et ce sont les piliers de la société (juges, flics, curés...) qui extériorisent leurs pulsions de mort, leurs désirs interdits (notamment lorsqu'une jeune fille est violée et véritablement étranglée pendant une « reconstitution » des faits). Le propos du film est clair : c'est moins l'individu aliéné qui est coupable que le régime autoritaire qui le contraint.

Au bout du compte, le film cherche à redonner une identité et une conscience (révolutionnaire) à R. pour qu'il existe en tant qu'ennemi de cette société et de cet État.

Les rituels d'Oshima

D'une certaine manière, Furyo reprend 15 ans après La pendaison cette description acerbe d'une société japonaise sclérosée, rigide, absolutiste et prisonnière de rituels archaïques. Le film décrit un camp de prisonniers anglais à Java dirigé d'une poigne de fer par le capitaine Yonoi (Sakamoto). Tandis que le lieutenant Lawrence sert de traducteur et entretient de bons rapports avec le sergent Hara (un étonnant Kitano avant qu'il acquière sa renommée de cinéaste en Europe), Yonoi est fasciné par un nouveau prisonnier, Jack Celliers, qui vient d'être capturé.

Furyo est resté célèbre grâce à la très célèbre musique signée Sakamoto. Mais au-delà de ce leitmotiv synthétique, le film est une parfaite réussite et l'un des plus beaux films d'Oshima qui délaisse ici la rage qui l'animait dans ses films des années 60/70 pour une ambiguïté qui lui sied à merveille. Là encore, tout est question de rituels que la composition méticuleuse et géométrique des plans rend encore plus frappants.

Rituels qui rythment la vie des tribunaux et celle du camp de prisonniers. Mais l'arrivée de Celliers/Bowie va jouer comme un élément perturbateur, le grain de sable dans des rouages trop parfaitement huilés.

Oshima a souvent montré comment le désir et l'amour pouvaient faire voler en éclats toutes les barrières sociales et les conventions (avec le sublime L'empire des sens comme sommet absolu). Ici, c'est le désir homosexuel de Yonoi pour Celliers qui détruit tout l'équilibre du camp. D'abord parce qu'il est dans un premier temps refoulé, ce qui amène le capitaine à un regain de despotisme injuste (on sait depuis Wilhelm Reich comment les désirs contenus sont vecteurs de « peste émotionnelle » et l'une des origines possibles du fascisme). Puis quand il est dévoilé au grand jour, le temps de cette scène extraordinaire où Bowie sort des rangs pour lui donner l'accolade et l'embrasser, c'est toute une civilisation bâtie sur la hiérarchie militaire, l'autoritarisme aveugle, les codes d'honneur ancestraux qui s'effondre.

Oshima est, bien évidemment, moins schématique que ma description binaire et montre avec une incroyable intensité la puissance de son « ange exterminateur » qui doit lui aussi expier un « crime » de jeunesse à travers son geste (il a laissé son petit frère bossu se faire bizuter à son entrée au lycée). D'une manière très subtile, le cinéaste tisse les liens qui peuvent exister entre l'éducation rigoriste anglaise, basée elle-aussi sur des rituels d'initiation archaïques et les codes d'honneur en vigueur au Japon sous l'Empereur. Et plutôt que de se contenter d'une dénonciation basique des horreurs de la guerre, il montre également comment les individus se retrouvent à la fois coupables et innocents au cœur d'une grande machinerie qu'ils ne contrôlent plus.

Un des plus beaux aspects du récit est cette relation périphérique, amicale, qui se noue entre Hara et Lawrence dans une situation qui finira par s'inverser totalement et qui prouve à quel point, au-delà des nationalités et de leurs croyances, les hommes pourraient s'entendre au-dessus de la mêlée. Les derniers mots prononcés par un Kitano métamorphosé (« Merry Christmas, Mister Lawrence ») sont tout simplement bouleversants parce qu'ils scellent le destin de deux hommes qui auraient pu s'entendre sans des lois absurdes érigées comme des dogmes. Idem pour la relation entre Celliers et Yonoi qui s'achève par une scène absolument sublime, aux frontières de l'onirisme, où l'officier japonais s'en va couper une mèche de cheveux à l'homme qui l'a « humilié » et qui est désormais enterré vivant, de la terre jusqu'au cou.

 

Derrière l'apparente froideur géométrique des plans, l'organisation rigide des instituions et d'une logique militaire meurtrière, il y a encore un peu de place pour les sentiments (même tus), les désirs (refoulés) et la passion. Lorsqu'un papillon vient se poser sur le visage exsangue de David Bowie, le battement de ses ailes est sans doute la plus belle image qu'on ait vue depuis longtemps de cette vie qui persiste malgré tout...

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