Profil forgeron
Le cousin Jules (1973) de Dominique Benichetti. (Éditions Carlotta Films). Sortie en salles le 15 avril 2015.
Le cousin Jules est un documentaire au destin étonnant. Tourné entre 1968 et 1973, le film suit les gestes du quotidien d'un couple d'octogénaires bourguignons. Accueilli avec succès dans les festivals, l’œuvre ne sortira jamais en salles jusqu'à 2013 où une version restaurée fut projetée à New-York.
Ce qui frappe d'emblée ici, c'est le contraste entre l'extrême simplicité et le dépouillement total de ce qui est montré (en gros, la routine d'un couple de campagnards) et le soin accordé à la mise en scène. Le cousin Jules a été tourné en Scope et en stéréo, caractéristiques techniques qui expliquent pourquoi le film n'a pas pu sortir en salles ; le circuit « art et essai » n'étant alors pas équipé pour le projeter. J'avoue que je ne connaissais pas Dominique Benichetti mais il semblerait qu'il se soit spécialisé par la suite dans le documentaire tout en se passionnant pour la technologie (il a tourné des films pour des écrans à 360° et en 3D). Du coup, son film séduit par l'ampleur de son cadre, une manière très belle de saisir la campagne bourguignonne (Jules et son épouse habitaient près de Pierre-de-Bresse).
Si certaines références picturales (Corot, Millet...) viennent à l'esprit en découvrant ces plans d'ensemble majestueux, c'est avant tout une sorte de respiration que recherche le cinéaste en optant pour cette forme contemplative. Il s'agit de se mettre au diapason de ce vieux couple dont les journées sont rythmées par les mêmes gestes. Jules est forgeron et fabrique ses objets tandis que son épouse prépare les repas, s'occupe du potager et vient prendre le café avec lui.
Cette inscription de ces petits gestes minutieux et répétitifs dans le cadre d'une nature immobile donne le sentiment d'être projeté dans un autre siècle (Jules est né en 1891). Le temps semble avoir cessé de s'écouler et il ne reste plus que les petits rituels du quotidien qui servent de balises à ce couple qui n'a plus besoin de se parler (le film est quasiment sans paroles) mais qui reste pourtant lié par une indéfectible complicité.
Benichetti rend très bien la notion d'un temps « cyclique » qui fut celui de nos ancêtres, rythmé par les travaux des champs et le retour régulier des mêmes tâches (aller chercher du bois, bêcher, travailler le fer...). Il y a à la fois quelque chose de terrible dans ce temps non linéaire où aucune perspective n'est envisageable mais aussi quelque chose d'étrangement apaisé. Le tournage s'étant étalé sur plusieurs années, il arrive un moment où l'épouse de Jules disparaît. Ce décès s'inscrit dans l'ordre des choses et le cinéaste choisit de le traiter « en creux », à tel point qu'on met un certain temps avant de réaliser que les gestes de Jules (cuisiner, recoudre un bouton, faire le lit...) ne sont plus les mêmes qu'autrefois et qu'il est désormais seul.
Mais rien n'est « dramatisé » : l'existence suit son cours immuable et Jules n'existe que par l'attention que le cinéaste porte à ses gestes précis et méticuleux.
Cette manière qu'a le cinéaste de ne pas intervenir, de s'effacer devant les individus qu'il filme avec énormément de respect et d'empathie (ce sont des cousins éloignés), fait songer à ce que fera Raymond Depardon avec ses Profils paysans. On pense surtout à La vie moderne où le dépouillement de l’œuvre et le dispositif minimaliste n'empêchent ni un vrai travail de mise en scène, ni l'importance accordée à l'image et au son (le côté stéréophonique accentue parfois d'ailleurs trop les sons, notamment lorsque Jules est filmé de loin en train de charger du bois et qu'on entend parfaitement tous les bruits comme amplifiés).
Même s'il faut avoir un certain penchant pour les films contemplatifs, Le cousin Jules s'avère être un beau témoignage sur un monde disparu (?) et hors du temps. Nous sommes alors dans l'après 68 mais rien ne semble avoir évolué dans cette France immuable à quelques détails près (Jules n'a pas le gaz et se chauffe au bois avec un poêle qui sert également pour la cuisine mais il a néanmoins l'électricité).
Reste alors le portrait de ces « gens de peu » dont l'Histoire ne retiendra pas les noms mais à qui ce film aura donné une existence et une dignité...