Carte du tendre
Caprice (2015) de et avec Emmanuel Mouret et Virginie Efira, Anaïs Demoustier
Après une tentative estimable de quitter les sentiers de la comédie sentimentale pour le mélodrame (Une autre vie), Emmanuel Mouret revient à ce qu'il sait faire le mieux : le marivaudage doux-amer.
Clément est instituteur et il est fou amoureux d'Alicia (V.Efira), une célèbre comédienne. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que l'actrice devient réellement sa compagne. Il aurait tout pour être heureux si ne déboulait pas au même moment dans sa vie la jeune Caprice (A.Demoustier) qui n'hésite pas à lui déclarer sa flamme...
Si l'on ajoute qu'au fur et à mesure que Clément se rapproche de Caprice, son meilleur ami séduit Alicia, on imaginera volontiers avoir affaire à une énième comédie reposant sur les ficelles du vaudeville et fonctionnant en multipliant les quiproquos. Or la singularité du cinéma de Mouret vient peut-être du fait que le mensonge y est quasiment banni. Certaines situations peuvent faire songer à des imbroglios sentimentaux mais les personnages cherchent toujours à les démêler, à rétablir la vérité, à mettre des paroles sur leurs actes pour les justifier, les expliquer.
Après avoir succombé à la tentation avec Caprice, Clément s'explique presque immédiatement avec Alicia, préférant l'honnêteté (quitte à faire souffrir) au mensonge (laissant planer un malaise). Et d'une certaine manière, on pourrait dire que le cinéma « ligne claire » de Mouret vise à cette transparence, à cette pure mécanique où les sentiments, les émotions pourraient être dits et entendus sans le moindre obstacle.
Pour les personnages qu'il met en scène, l'amour devrait être une sorte de formule chimique. D'ailleurs, comme dans Un baiser s'il vous plaît, Clément et Alicia « testent » leurs baisers pour tenter de retrouver la magie de la première fois et voir si leurs sentiments s'expriment toujours en s'embrassant. Le film fonctionne presque sur un ensemble d'hypothèses mathématiques qu'il s'agit de vérifier : qu'arrive-t-il à A+B lorsque C déboule dans leur existence ? Si A se rapproche de C, est-ce que C va s'éprendre de D ?
Mais alors que le résultat pourrait-être une parfaite mécanique bien huilée (ce qui serait déjà pas mal), Mouret prouve qu'il est l'un des cinéastes français les plus passionnants en introduisant de l'humain dans ces rouages.
Si l'on dissèque la construction du film, on verra que le cinéaste tisse sa toile d'une manière implacable : Alicia tombe amoureuse de Clément parce qu'on lui a prédit qu'elle rencontrerait quelqu'un hors de son milieu social qui s'occuperait d'enfants. Du coup, on réalise que cette prédiction peut également s'appliquer à l'ami de Clément qui est son directeur d'école. De la même manière, on apprend que l'instituteur s'est séparé de son ex-femme lorsque celle-ci est partie avec son meilleur ami ! On se dit alors que la situation pourrait se répéter et que l'infidélité de Clément est également un rappel des infidélités dont fut victime autrefois Alicia...
Tout cela est à la fois très quadrillé et, en même temps, Mouret parvient à échapper à ces fils. En déplaçant d'abord l'objet de son film et en interrogeant le sentiment amoureux. Tombe t-on amoureux d'une personne ou de l'image qu'on se fait de cette personne ? Que le cinéaste ait choisi une comédienne comme objet de son désir n'est pas anodin : Clément tombe d'abord amoureux d'une image (d'où cette insistance sur ces affiches où trône une parfaite Virginie Efira). Et ce qu'il croit d'abord être un parfait amour va se heurter aux contingences de la réalité. Une des plus belles scènes du film est peut-être celle où Clément assiste à un spectacle miteux organisé par la troupe de Caprice (qui a aussi la volonté de devenir actrice). Alors qu'il aurait pu se moquer de ces spectacles d'avant-garde pour MJC de banlieue, Mouret se concentre soudain sur le visage d'Anaïs Demoustier (parfaite elle aussi) en train de jouer et l'on sent (à la fois chez le comédien et chez le réalisateur) quelque chose qui vacille, un sentiment en train de naître.
On pourrait alors penser que le film va prendre une autre direction et montrer que le personnage est en train de tomber amoureux d'une autre « image ». Or il est plus subtil que ça, laissant planer une ambiguïté quant aux sentiments qui animent Clément. Du coup, par petites touches, le cinéaste parvient à dessiner les contours d'une « carte du tendre » contemporaine : l'idéalisation de la « femme de ses rêves » et d'une image parfaite, l'indécision, le déséquilibre dans les rapports amoureux (plus l'objet de son désir est fuyant et plus il est aimé)...
On ne racontera pas, bien entendu, la fin mais là encore, ce qui aurait pu basculer du côté d'une résolution « mécanique » ne l'est pas. Mouret lorgne même du côté de Woody Allen en jouant la carte de l'imposture et de la nécessité de « tricher » en amour. Du coup, quelque chose s'est intensifié dans la description des sentiments, dans cette sensation que les choses auraient pu se dérouler autrement.
Il est assez difficile d'analyser les films de Mouret tant les émotions qu'ils mettent en jeu sont ténues et subtiles. Mais c'est aussi cette manière unique d'enrayer le côté mécanique de ses scénarios en y injectant de l'humain qui fait le prix de son cinéma...