L'individu broyé
La machine (1977) de Paul Vecchiali avec Jean-Christophe Bouvet, Hélène Surgère, Gérard Blain, Sonia Saviange (Éditions La Traverse et éditions de l’œil). Sortie en DVD en mai 2015
S'il fallait trouver un seul terme pour définir le cinéma de Vecchiali, nous choisirions sans doute celui d'hétérogénéité. De film en film d'abord, puisque le cinéaste s'est toujours plu à changer de genre, à mélanger les styles, à passer d'un mélodrame distancié (Femmes, femmes) à un polar pornographique (Change pas de main) puis à un réquisitoire sans concession contre la peine de mort (La machine). Mais cette hétérogénéité, on la retrouve également au cœur des œuvres puisque Vecchiali oscille constamment entre le classicisme (son goût pour le cinéma français des années 30) et la modernité, entre le dénuement et la sophistication formelle et qu'il n'hésite pas à introduire des éléments « impurs » au cœur de ses mises en scène : les chansons réalistes à trois sous, l'esthétique du roman-photo (Les ruses du diable), les bandes pornographiques de Change pas de main. Dans La machine, récit d'un fait divers tragique (la condamnation à mort d'un homme après qu'il a assassiné une fillette de huit ans), est très largement construit autour de la manière dont les médias vont s'emparer de cette histoire.
Le film intègre à la narration des interviews d'individus (la mère de Pierre l'assassin, ses copains de bistrot...) que nous voyons par le prisme du petit écran. Si l'on ajoute les manchettes et coupures de journaux, on comprend très vite que la « machine » du titre est non seulement la guillotine mais également la « machine »médiatique qui s'emballe et la « machine » sociale qui broie l'individu en ne lui laissant aucune chance de se défendre.
La belle idée de Vecchiali, c'est de prendre pour personnage principal un coupable « indéfendable ». Pierre a assassiné froidement une fillette et il ne fait aucun doute que c'est également un pédophile (même si, dans le cas précis, il n'a pas abusé de sa victime). Le cinéaste l'explique dans un des suppléments du DVD : farouchement opposé à la peine de mort, il a réalisé ce film moins contre ceux la soutenant sans réserve que contre ceux se déclarant « contre, mais... ». Pour lui, il n'y a pas de « mais »supportable et même le pire (?) criminel (qui tue une fillette en lui fracassant le crâne à coup de brique) ne mérite pas la peine capitale.
L'intelligence de Vecchiali, c'est de ne pas sombrer dans le « film-dossier » à la Cayatte ou Boisset. Plutôt que d'user d'artifices mélodramatiques pour illustrer une thèse, il prend le parti de confronter tous les points de vue, y compris ceux des zélateurs de la peine de mort. Plutôt que de jouer avec les mécanismes de l'identification avec le personnages et les ressorts mélodramatiques, il tente de saisir tous les aspects de la question en exposant le point de vue de l'assassin (Bouvet, absolument exceptionnel, bloc opaque à la fois vulnérable et inquiétant, rationnel et complètement fou), le point de vue sentimental (celui de la mère), le point de vue des proches (les amis, les fréquentations), le point de vue des médias, des badauds, des témoins et de ceux qui estiment la peine de mort nécessaire. Ce parti-pris de mise en scène évite le chantage à l'émotion et offre une distanciation nécessaire à la réflexion. Cela rend encore plus forte la scène finale de l’exécution (sa froideur et son inéluctabilité sont sidérantes) et n'empêche pas non plus de faire sourdre une émotion retenue que l'on retrouve chez quelqu'un comme Fassbinder. Comme chez le cinéaste allemand (et chez Sirk dont ils sont tous les deux des héritiers), Vecchiali montre les mécanismes qui font que la sphère sociale finit par dévorer la sphère privée. Si Pierre assassine la gamine, c'est qu'il a eu peur. Peur qu'on le prenne pour un « sadique », à savoir un « pédophile » (mot qu'on n'utilisait pas encore à l'époque). Le cinéaste s'inscrit alors dans un courant assez important de la contre-culture des années 70 désireux de prendre en compte la sexualité des enfants et estimant possible des relations amoureuses entre adultes et enfants. Entendons-nous bien : le film n'est pas une apologie de la pédophilie mais pointe du doigt une certaine hypocrisie sociale qui pousse un individu à tuer une enfant plutôt que d'être reconnu coupable de caresses avec elle. La machine est surtout un film qui montre que les individus sont mus par des désirs et des pulsions et que c'est en les refoulant que la société créée des monstres (Bouvet incarne à la perfection ce sentiment d'être toujours ailleurs même au sein du groupe). Tous les discours (judiciaires, médiatiques, psychiatriques...) finissent par buter sur ces pulsions refoulées que Pierre finira par exposer dans une plaidoirie assez inimaginable de nos jours (parce que la « pédophilie » comme on a pu l'entendre dans les années 70 -à tort, d'ailleurs, mais ce n'est pas ici l'objet du débat- n'avait rien à voir avec la manière dont on l'entend aujourd'hui où elle est associée au meurtre et au viol).
Par sa manière de prendre à bras le corps un sujet brûlant et en parvenant à donner une véritable forme cinématographique à ce qui n'aurait pu être qu'une « thèse », Vecchiali signe avec La machine l'un de ses plus beaux films et une œuvre d'une rare intensité.
Supplément : Une fantaisie inspirée du Manuscrit trouvé à Saragosse : Le récit de Rebecca dont on retiendra surtout le beau ballet final.