La ligne de mire (1959) de Jean-Daniel Pollet avec Pierre Assier, Edith Scob, Michèle Merci, Claude Melki. (Éditions POM films/ La Traverse). Sortie en DVD : juillet 2015

Le jeu avec la narration

L'histoire de ce film est très étonnante. Après avoir réalisé en 1958 son premier court-métrage (Pourvu qu'on ait l'ivresse), le très jeune cinéaste Jean-Daniel Pollet se lance dans l'aventure du long. La ligne de mire bénéficie d'une distribution relativement prestigieuse (même si elle n'est pas encore une grande star, on retrouve à l'affiche Michèle Mercier et l'unique Edith Scob) et d'une couverture publicitaire assez conséquente à l'époque. Godard, pour les Cahiers du cinéma, effectue un reportage sur le tournage du film et se montre très élogieux.

Cependant, Pollet est déçu du résultat et refuse de montrer son film qui n'obtiendra jamais de visa de distribution. Plus de 50 ans après sa réalisation, grâce aux archives françaises du film qui l'ont restaurée, nous avons la possibilité de découvrir cette œuvre étonnante.

 

La ligne de mire est un film très littéraire. Non pas tant à cause de la « voix off » omniprésente qui prend en charge le récit ni même des dialogues (assez banals) mais en raison de sa structure même. Pollet s'appuie, au départ, sur une vague trame de série noire (Pedro est hanté par le château de son oncle où il a vécu deux ans auparavant et décide d'y retourner pour voir ce que les habitants y trament de louche) mais il met vite de côté la psychologie pour ne plus s'intéresser qu'aux modes de narration. Le récit est à la fois totalement déconstruit (le présent et le passé se mêlent, les actions se succèdent sans chronologie...) mais d'une grande rigueur. Pollet invente déjà ce qui fera la réputation de son Méditerranée : le montage sériel. Les mêmes images reviennent de manière régulière (le château sous la neige, des balades nocturnes dans Paris, un groupe de jeune gens s'enivrant dans un salon...) et se télescopent pour donner au film un rythme musical. Que le narrateur soit un musicien n'est pas un hasard : par sa façon de faire rimer les plans, de jouer sur les variations de rythme, les contrepoints ; Pollet parvient à faire de son œuvre une véritable pièce musicale et poétique. La musique y joue d'ailleurs, de manière diégétique ou extra-diégétique, un rôle primordial sans jamais être réduite à une simple illustration.

Tous les intervenants des suppléments du DVD s'accordent pour trouver des similitudes entre La ligne de mire et le Nouveau Roman. Difficile de se démarquer de cette idée tant elle paraît évidente : par ses jeux formels sur la narration, le film annonce ce que Robbe-Grillet et Resnais feront avec L'année dernière à Marienbad (en moins « monumental », ce qui rend le film de Pollet un peu moins fascinant). On songe également au roman de Michel Butor La modification par cette manière qu'a le cinéaste de nous suggérer l'évolution des états d'âme du narrateur sans avoir recours à la psychologie classique.

 

Ce qui séduit également dans La ligne de mire, c'est que son « formalisme » n'étouffe pas la singularité d'une œuvre en devenir. On sait que Pollet, cinéaste apparu dans le sillage de la Nouvelle Vague mais qui suivra toujours des chemins de traverse, a toujours navigué entre des essais plus ou moins austères (le beau et « pongien » Dieu sait quoi, le mythique Méditerranée...) et des films plus « accessibles » (ses comédies avec Claude Melki : L'acrobate, L'amour c'est gai, l'amour c'est triste). D'une certaine façon, La ligne de mire annonce ces deux tendances par son hétérogénéité. D'un côté, le formalisme rigoureux de la construction narrative, de l'autre, une certaine fantaisie qui apparaît déjà ici grâce au personnage qu’interprète l'étonnant...Claude Melki (eh oui, il est déjà là!).Dans le même ordre d'idée, la rigidité formelle est constamment assouplie par de belles échappées dans la nature ou dans les rues de Paris et une attention très fine aux objets, aux lieux. Dans la lignée de la Nouvelle Vague, Pollet saisit des moments sur le vif sur les Champs-Élysées ou l'ambiance nocturne de certaines artères parisiennes avec beaucoup de talent.

 

Si le film n'est peut-être pas encore totalement abouti (il est parfois emprunt d'une certaine raideur), il reste un coup d'essai passionnant, annonçant une des œuvres les plus secrètes et les plus singulières qu’ait compté le cinéma français. Une découverte à ne pas manquer, donc...

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