Trois films de Shohei Imamura : Cochons et cuirassés (1961), La femme insecte (1963) et Le pornographe (1966) Éditions Éléphant Films. Sortie en DVD le 3 novembre 2015

Imamura l'anthropologue

La tentation est grande lorsqu'on évoque le cinéma d'Imamura d'employer immédiatement le mot « animalité ». Qu'il s'agisse des titres de ses films (Cochons et cuirassés, L'anguille, La femme insecte) ou de l'omniprésence des animaux dans chacun de ses récits, le cinéaste a construit une œuvre sur le parallèle entre la condition humaine et animale. Qu'il observe les individus avec la loupe d'un entomologiste pour décrire avec une rare acuité leurs comportements ou qu'il fasse d'un animal la métaphore des désirs les plus enfouis, des pulsions les plus refoulées (l'anguille du film éponyme, la baleine de Kanzo Sensei...), Imamura cherche sans arrêt à montrer la bestialité nichée au cœur de l'homme.

Cette précieuse réédition dans des copies impeccables des premiers films d'Imamura (respectivement le cinquième, sixième et huitième titres de sa filmographie) nous permet de mesurer l'importance d'un cinéaste majeur de la « nouvelle vague » japonaise.

 

Cochons et cuirassés est une adaptation d'un roman sulfureux de Kazu Otsuka et se présente comme une chronique de l'immédiat après-guerre dans une petite ville portuaire japonaise. Les américains y ont établi une base militaire et le cinéaste nous plonge immédiatement dans le quotidien des habitants : marché noir, petits trafics, prostitution et des gangsters qui s'organisent et contrôlent les quartiers. Kinta est l'un de ces petits vauriens qui travaillent pour des yakuzas qui cherchent à élargir leur marché en revendant de la viande de porc.

Le film frappe par son réalisme halluciné. Dès les premières minutes, un long-plan séquence en travelling dans les ruelles de la ville nous conduit à un bordel où s'amusent les G.I's. La métaphore est claire : l'occupation américaine pousse un pays tout entier vers un chaos généralisé où tout un chacun se débat et lutte pour sa survie. Le regard du cinéaste est très critique : ce sont les États-Unis qui font progresser la criminalité et qui provoquent le développement anarchique d'économies parallèles et illégales. Mais il ne fait pas non plus de ses concitoyens de simples victimes d'un ordre injuste. Au contraire, il montre comment les japonais finissent par se conduire comme les porcs évoqués dans le titre. Cochons et cuirassés est une fable sociale qui mêle avec un véritable brio la tragédie, notamment à travers la destinée de Haruko, la petite amie de Kinta qui se verra contrainte à devenir « hôtesse » pour les américains et se fera violer par ces soldats ivres ; et la bouffonnerie. A ce titre, la séquence la plus marquante est, bien entendu, celles où des centaines de porcelets échappés d'un camion envahissent les rues de la ville et étouffent certains des protagonistes. La métaphore est claire : le Japon est désormais un ramassis de porcs prêts à s'entre-dévorer pour la moindre pièce ou pour satisfaire leurs pulsions les plus bestiales. Le film n'est pas dénué d'humour noir, notamment lorsque les gangsters trouvent dans un cochon qu'ils sont en train de manger les dents d'un cadavre qu'ils ont fait disparaître en le donnant à manger à ces animaux.

Chez Imamura apparaît déjà cette propension à filmer avec une grande crudité les individus à la loupe, en véritable anthropologue. Et ce regard d'entomologiste, on le retrouve dans son film suivant (encore plus abouti, selon moi) : La femme insecte (1964).

Imamura l'anthropologue

L'ouverture du film est particulièrement parlante puisque le cinéaste cadre en gros plan la marche d'un insecte (un cafard?) dans la nature. La métaphore est claire : à la manière d'un entomologiste, Imamura va suivre la destinée sur plus de quarante ans de Tome, née en 1918 dans une campagne japonaise. Le cadre sera toujours serré et étouffant, signifiant l'aliénation de ce personnage pris dans les rets de structures qui le dépassent. Là encore, c'est l'animalité des passions humaines qui frappent d'emblée : Tome naît d'un père inconnu et le mari de sa mère qui l'élève entretient avec elle une étrange relation à la limite de l'inceste. Père et fille dormiront dans le même lit et lorsque Tome aura à son tour une petite fille (de père inconnu!), c'est à son père qu'elle demandera de soulager ses seins douloureux en lui donnant à téter ! Après avoir passé sa jeunesse dans cette campagne assez arriérée, Tome décide de partir à la ville où elle sera d'abord domestique avant de se retrouver dans un bordel grâce à une tenancière rencontrée au cours d'une cérémonie plus ou moins religieuse (il s'agit en fait d'une secte). Tome, incarnée par la géniale Sachiko Hidari, devient une métaphore d'un pays en pleine reconstruction et de son aliénation. En mêlant image d'archives et saynètes d'un quotidien fictif, le cinéaste fait un constant va et vient entre destinée individuelle et collective, entre l'individu et la société. Il y a beaucoup d'ironie dans cette manière de montrer les relations « monstrueuses » entre les individus, avec cette prédominance des unions incestueuses (le père de Tome prendra également des bains avec sa petite-fille et dormira avec elle ; lorsque Tome rencontre un protecteur avec qui elle couche, elle l'appelle « papa »...), mais également d'un point de vue plus général lorsqu'il s'agit d'évoquer en filigrane les relations entre le Japon et les États-Unis.

 

Imamura l'anthropologue

Chez Imamura, les êtres semblent uniquement guidés par leurs pulsions les plus bestiales et des désirs incontrôlables. C'est à partir de ce constat qu'il bâtit également Le pornographe qui met en scène un réalisateur de films érotiques travaillant pour de riches amateurs. Tout irait bien si les yakuzas ne s'intéressaient pas soudainement à son travail en tentant de le racketter, mettant également en danger le couple qu'il forme avec une veuve.

Premier film tourné par le cinéaste en « indépendant », Le pornographe est une œuvre dans la lignée des précédentes puisque la caméra va ausculter au plus près le destin d'un homme tiraillé entre une certaine organisation sociale qui le marginalise, les gangsters et la cupidité de sa famille. Avec beaucoup d'ironie, le cinéaste montre un pays obsédé par le sexe (c'est à cette époque que la Nikkatsu lance le pinku-ega pour renflouer ses caisses) mais qui n'ose s'avouer ses désirs les plus secrets. Du coup, tout est masqué par la façade des apparences (le réalisateur tourne ses films clandestinement) et par le pouvoir du fric : de riches amateurs viennent commander au « pornographe » des films mettant en scène les perversions les plus improbables (des collégiennes se faisant attaquer par de vieux médecins, par exemple).

De la même manière, ce cinéma de « consommation » est l'occasion pour tout ceux qui le condamnent de faire de juteuses affaires : les gangsters prennent leur part et la famille n'est pas en reste. Une fois de plus, Imamura joue avec le thème de l'inceste puisque le héros se laisse séduire par sa belle-fille qui l'appelle également papa tout en couchant avec lui tandis que le beau-fils le rejette mais ne crache pas sur son argent.

 

Avec ces trois films, Imamura invente un cinéma étonnant, mélange de fiction et de « documentaire » (images d'archives, tranches de vie réelles mais romancées, saynètes du quotidien imprégnées par l'expérience réelle des protagonistes...), de réalisme et de critique sociale, d'entomologie et de fable aux confins parfois de l'onirisme et de la folie (les scènes hallucinées du Pornographe mettant en scène la veuve en train de perdre la raison).

En scrutant au plus près les désirs inassouvis et les pulsions animales nichées au cœur de l'individu, Imamura se révèle être un des « anthropologues » les plus lucides et les plus tranchants de cette « nouvelle vague » japonaise...

 

Bonus. Un excellent documentaire sur le cinéaste par Paulo Rocha tourné dans le cadre de l'émission Cinéma de notre temps.

 

Imamura l'anthropologue
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