Au commencement était l'Idée...
Moïse et Aaron (1975) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec Günther Reich
Si vous avez la chance d’être parisien, l’événement du moment est, bien entendu, la grande rétrospective consacrée à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet au centre Georges Pompidou du 27 mai au 3 juillet 2016.
Ce qu’il y a d’étonnant chez ces cinéastes intransigeants, marxistes et matérialistes, c’est qu’ils n’ont jamais hésité à aller arpenter des chemins où on ne les attendait pas forcément. En 1994, c’est l’écrivain nationaliste Maurice Barrès qu’ils adaptent dans le superbe Lothringen ! Après s’être penché sur la musique sacrée de Bach (Chronique d’Anna Magdanela Bach), ils puisent à nouveau dans un terreau religieux et la musique (un opéra de Schönberg) pour nous offrir un de leurs meilleurs films : Moïse et Aaron.
Plus que le mythe biblique de Moïse, ce qui intéresse les cinéastes est de s’emparer d’une œuvre (qu’elle soit théâtrale, musicale ou littéraire) et de confronter cette matière à la réalité du monde, des corps, des voix. Le film débute d’ailleurs par un très long plan fixe où Moïse, cadré de trois-quarts en légère plongée, à le visage masqué. Avant l’image, il y a la voix, la parole. Et d’une certaine manière, tout l’enjeu de Moïse et Aaron va être de parvenir à incarner cette parole en une image.
Ce que raconte l’opéra, c’est l’histoire d’un homme qui décide, selon la volonté de Dieu, de libérer le peuple d’Israël de l’esclavage du Pharaon. A l’image des dieux anciens, Moïse veut substituer une nouvelle Idée, une nouvelle divinité irreprésentable. On voit ce qui a pu intéresser les Straub dans l’œuvre de Schönberg : moins la figure de Dieu que celle d’une idée d’émancipation du peuple. L’image que le couple veut parvenir à figurer, c’est avant tout celle d’un peuple en lutte contre les oppresseurs.
Mais Moïse et Aaron s’inscrit fort bien dans la lignée des œuvres qui, au milieu des années 70, réfléchissent au statut même de l’image (en premier lieu, Godard dans Vent d’est ou Ici et ailleurs). Dans l’épisode assez étonnant du Veau d’or, les Straub montrent le danger d’une image qui n’est pas portée par une Idée. Aaron est l’homme qui représente l’image trompeuse, celle qui « endort » le peuple et lui fait miroiter des merveilles en excitant ses plus vils appétits (appétit du gain, appétit sexuel…). Cette séquence est sans doute l’une des plus débridées (ça reste très relatif !) de toute l’œuvre des Straub : le découpage est moins frontal qu’à l’accoutumé et les cinéastes n’hésitent pas à varier les axes et échelles de plan (plongées, contre-plongées, etc.). Ils ont même recours à la danse et à de (très) timides nudités !
En extrapolant un petit peu (mais pas tant que ça dans la mesure où les cinéastes citent souvent cette référence), on pourrait dire que Moïse et Aaron est le plus « fordien » de leurs films. Comme chez le grand cinéaste américain, l’une des questions principales de l’œuvre est celle du territoire. Jouant à recréer un espace scénique en plein air, les Straub subdivisent l’espace entre les représentants du pouvoir ou des dieux et le peuple. Et le découpage extrêmement précis des plans accentuent cette tension entre la puissance d’une Idée qui se met en marche (l’émancipation) et les forces coercitives qui s’y opposent, qui cherchent à la tromper.
Ce qui séduit dans les meilleurs films des Straub, c’est cette force tellurique qui naît de la confrontation entre une œuvre et la présence du monde, à l’image de ces superbes panoramiques qui distancient soudainement l’action et relativisent d’une certaine manière les passions humaines.
Moïse et Aaron, même si c’est un peu une tarte à la crème d’écrire ça, est un puissant film dialectique puisque les cinéastes parviennent à dépasser le mythe biblique pour en extraire une Idée et lui donner une incarnation matérialiste. Si Moïse s'oppose à Aaron, il s'agit pour le peuple de "dépasser Moïse" et sa Loi pour acquérir sa propre autonomie...