La vengeance d'une femme
Insiang (1976) de Lino Brocka avec Hilda Koronel. Sortie en salles en version restaurée 4 k le 22 juin 2016. (Éditions Carlotta Films)
Film-phare de Lino Brocka, chef de file d’un cinéma philippin à la fois ambitieux mais populaire, Insiang débute par les images éprouvantes de cochons à l’agonie dans un abattoir. Sans déflorer le récit pour les spectateurs qui, comme moi, découvriront ce film à l’occasion de cette nouvelle sortie exceptionnelle ; ces images de porcs égorgés trouveront un écho en fin de parcours et situe immédiatement le désir du cinéaste d’évoquer la condition humaine dans ce qu’elle a de plus animale et de plus difficile.
Insiang se déroule dans un des bidonvilles les plus pauvres de Manille. Brocka nous présente les lieux en s’inscrivant dans la tradition du néo-réalisme : enfants des rues jouant pieds nus dans les ruisseaux, habitations de fortune, promiscuité bruyante des individus… De ce brouhaha, le cinéaste extirpe une figure féminine, Insiang, qui vit avec une mère esseulée et une smala de cousins.
Lino Brocka opte donc pour le portrait d’une femme victime à la fois de sa condition sociale et d’un ordre politique (nous sommes sous la dictature de Marcos) d’où découle un patriarcat particulièrement violent. Toutes les figures masculines qui gravitent autour d’Insiang sont des repoussoirs : qu'elles soient absentes (la figure paternelle), veules et lâches (le petit ami Bebo qui profite d’elle mais l’abandonne) voire monstrueuses (Dado, l’amant et gigolo de sa mère qui cherche à la séduire).
La force du film est de mêler avec une rare intensité un regard presque documentaire sur ce quartier particulièrement pauvre de Manille et une ligne mélodramatique qui se développe grâce à cette manière qu’a le cinéaste d’épouser le point de vue de son héroïne.
Insiang peut se voir comme le récit d’une vengeance particulièrement retors mais c’est surtout un roman d’apprentissage et d’émancipation. En adoptant les codes du mélodrame, le cinéaste nous fait immédiatement adhérer au point de vue d’une victime opprimée et parvient, sans didactisme lourdingue, à saisir quelque chose de la violence d’une société, d’une réalité particulièrement cruelle. Sans jouer la carte du tire-larmes racoleur, Brocka ose quelques gros plans sur des visages en pleurs particulièrement bouleversants. Dans ces moments, il parvient à transcender le contexte local de son œuvre pour atteindre des émotions universelles.
Tout en étant parfaitement inscrit dans le cadre philippin, Insiang évoque aussi bien les mélodrames distanciés de Fassbinder que les destins sacrifiés des femmes chez Mizoguchi ou Satyajit Ray. Sa manière de s’approprier les codes d’un cinéma populaire pour y faire souffler des éléments de révolte n’est pas si éloignée que ça du « cinema novo » brésilien tandis que les rapports mère/fille s’inscrivent dans une longue tradition qui va d’Ozu à Bergman.
Toutes ces références ne sont pourtant jamais écrasantes mais seulement la preuve que la principale caractéristiques des grandes œuvres d’Art, c’est leur caractère universel, cette manière de faire surgir des émotions chez un spectateur de 2016 alors qu’il est question d’un bidonville philippin il y a quarante ans !
Il faut aussi souligner la beauté plastique (paradoxale puisque tout le film se situe dans des taudis) de l’œuvre. Sans jamais se vautrer dans l’esthétisation folklorique à la Slumdog millionaire, Insiang est truffé de petits détails qui en font une œuvre absolument splendide : un robinet d’eau qu’on laisse couler pour masquer le bruit des ébats de la mère avec son jeune amant, des gros plans que le cinéaste extraient d’un cadre sordide pour magnifier les visages, un travail sur le son admirable qui rend avec une rare intensité le caractère oppressant de la rue noyée dans un brouhaha permanent…
Tous ces éléments font d’Insiang une œuvre puissante, plongeant ses racines dans la réalité nue mais parvenant à la transcender en s’appuyant sur des figures fortes et nuancées : même la mère qui, dans un premier temps, apparaît comme un tyran domestique montrera un visage plus humain.
A (re)découvrir, donc…