Hollywood moderne : le temps des voyants (2011) de Pierre Berthomieu (Rouge Profond, 2011)

Une modernité controversée

 

Précisons-le d’emblée : il ne s’agit pas de faire ici une analyse exhaustive de l’essai de Pierre Berthomieu, deuxième volet d’une monumentale étude qu’il a consacrée au cinéma américain. Du coup, en ne pointant que les aspects qui me paraissent les plus contestables de ses thèses, cette note risque de paraître injuste au regard de l’intérêt de l’ouvrage : impressionnant travail de synthèse, érudition, analyses pointues de l’Histoire du cinéma passée au prisme de la philosophie, de l’histoire des Arts, de la musique…

Mais voilà, Hollywood moderne me semble aussi être affaibli par ce que je considère comme une lecture idéologique de l’Histoire du cinéma. J’entends par « idéologique » une manière d’établir une grille préconçue et de la plaquer de manière volontariste sur les œuvres quitte à en éluder certaines ou à ne se préoccuper que de certains de leurs aspects. Pour être plus clair, prenons un exemple. Il serait très facile de réaliser une histoire du cinéma américain sous l’angle de la misogynie (grille préconçue) en s’appuyant sur un certain corpus de films. Le problème de ces visions idéologiques, c’est qu’elles sont facilement réversibles et qu’en se basant sur un autre corpus, on pourrait montrer de la même manière que le cinéma hollywoodien fut féministe[1].

Quelle est la grille préconçue de Pierre Berthomieu ? Pour résumer de manière extrêmement succincte, il estime que la rupture entre le classicisme et la modernité n’existe pas : il n’y a qu’une permanence de la forme classique qui se résout dans un conflit permanent entre la fluidité et les dissonances, entre l’organisation logique et mystique du monde (la grande forme hollywoodienne) et ce qui vient la perturber (l’atonalité antonionienne, par exemple).

Cette thèse était assez séduisante dans le premier tome de cette histoire (Hollywood classique : le temps des géants) dans la mesure où Berthomieu analysait une période qui fait plutôt consensus. Et même si on pouvait estimer que certains auteurs (Wise, Sidney, Mamoulian…) étaient un peu surestimés par rapport à d’autres, il y avait quelque chose de très stimulant à voir du classicisme chez Welles et de la modernité chez Ford.

En abordant la période « moderne », les choses se corsent et les contorsions qu’effectue l’historien pour faire rentrer les œuvres dans sa grille de lecture paraissent plus artificielles pour plusieurs raisons :

Primo : Berthomieu néglige tout un pan de l’histoire du cinéma américain, celui justement qui met à mal cette idée de permanence du cinéma classique. Indépendamment de ce que l’on peut penser de ces cinéastes, je trouve quand même très frappant (et un peu étonnant) que le nom de Cassavetes ne soit jamais cité lorsqu’on évoque le cinéma dit « moderne » (ne pas parler de Shadows, c’est un peu comme évoquer le cinéma français sans citer A bout de souffle !). De la même manière, il ne sera jamais question de Monte Hellman, de Woody Allen ou même de ces cinéastes à cheval entre un certain classicisme et la modernité (Fuller, Aldrich, Siegel…). 

Secundo : à l’intérieur même des œuvres de certains cinéastes, l’auteur occulte délibérément les films qui pourraient nuancer sa vision univoque du cinéma américain. Il est quand même assez frappant que Deux hommes dans l’Ouest de Blake Edwards bénéficie d’un traitement beaucoup plus conséquent que des chefs-d’œuvre absolus (mais sans doute moins « classiques ») comme Diamants sur canapé ou La Party. Chez Scorsese, Berthomieu mettra en œuvre des titres plutôt médiocres mais conformes à son goût pour la « grande forme » (La Dernière tentation du Christ, Les Nerfs à vif, Kundun…) alors que des merveilles comme Mean Streets ou La Valse des pantins sont à peine citées ! Idem pour Clint Eastwood puisque un film atypique mais très révélateur de la dimension « masochiste » de l’œuvre du cinéaste comme Honkytonk man est relégué aux oubliettes alors que ses films plus directement liés au territoire américain bénéficient d’un traitement de faveur (le diptyque Mémoires de nos pères/ Lettres d’Iwo Jima ou le boursoufflé Au-delà)

Tertio : La vision idéologique de Berthomieu s’accorde avant tout avec certains genres : le western, l’aventure épique, le mélodrame flamboyant, la fresque totalisante, le space-opera (le chapitre sur George Lucas est totalement indigeste)… Tout ce qui s’accorde avec une certaine image d’un monde ordonné, cohérent, régit par des règles mystiques et immuables est loué et décortiqué de manière extrêmement pointue. Or, comme on pouvait déjà le constater dans Hollywood Classique où l’auteur négligeait totalement le cinéma burlesque (par essence destructeur), Berthomieu se révèle toujours aussi mal à l’aise lorsqu’il s’agit d’évoquer certains genres. La comédie, donc (quid de John Landis, de Joe Dante, des ZAZ, de Mel Brooks ?) mais également le fantastique et l’horreur. Encore une fois, je ne comprends pas qu’on puisse prétendre établir une histoire du cinéma américain sans analyser un film comme La Nuit des morts-vivants de Romero (qu’il s’agisse de sa forme ou de son fond politique). Idem pour Massacre à la tronçonneuse, les films de Wes Craven ou de John Carpenter (They live serait un film moins important que Havana ? Humm) .

Quarto : En privilégiant une approche strictement formaliste (parfois passionnante mais, encore une fois, ce n’est pas l’objet de cette note), Berthomieu se fourvoie aussi dans des impasses et des contre-sens. Evoquant les films en terme de compositions, de lignes, d’harmonies et de dissonances, l’auteur prétend, à un moment donné, que Rencontres du troisième type de Spielberg et La Porte du paradis de Cimino (dont l’importance est assez scandaleusement négligée, surtout si on compare aux tartines que récoltent certains cinéastes bien moins intéressants : Pollack, Branagh…) représentent le retour de la « grande forme » hollywoodienne. Si, d’un point de vue formel, c’est juste, il suffit de jeter un œil au « fond » de ces deux films pour constater que leurs enjeux sont rigoureusement opposés. D’un côté, il y a l’Amérique réconciliée par le mysticisme (que je trouve sirupeux mais c’est subjectif) de Spielberg tandis que Cimino se livre à une vaste entreprise de démystification dont l’échec cuisant (en terme de public) mettra un terme à ce qu’on a appelé « le nouvel Hollywood ».

Quinto : En fouillant un peu sur Twitter, j’ai trouvé une phrase d’une élève de Berthomieu qui aurait dit que le cinéma français s’arrêtait en 1959. Même s’il faut prendre avec des pincettes cette affirmation sortie de son contexte, elle prouve parfaitement le rapport qu’entretient l’auteur avec la « modernité ». Minimisant l’influence de la Nouvelle vague sur le cinéma américain moderne (ce qui est discutable et parfois contradictoire dans la mesure où il cite régulièrement Le Mépris de Godard), Berthomieu n’accepte la forme « moderne » que si elle est à nouveau « tonalisée ». En ce sens, ses analyses sur la manière dont certains cinéastes se sont inspirés d’Antonioni pour le « tonaliser » sont passionnantes. Mais elles restent parcellaires et on aurait aimé que certains cinéastes délibérément plus « modernes » ne soient pas complètement oubliés (Jarmusch ou Schatzberg, par exemple, ou même Altman qui est traité très rapidement).

Sexto : L’approche de Berthomieu est parfois curieuse : d’abord chronologique avec des analyses de cinéastes faisant la transition entre l’époque classique et l’époque moderne (Kazan, Mankiewicz, Preminger, Edwards : la meilleure partie du livre, à mon avis), elle devient transversale et un peu curieuse lorsque McTiernan s’invite soudain dans un chapitre sur les années 60 ou lorsque des films très contemporains (des années 2000) viennent prendre plus d’importances que certains courants des années 70-80.

Pour conclure, l’ouvrage de Berthomieu m’aurait semblé sans doute plus « juste » s’il s’était agi d’une simple thèse intitulée, par exemple : « persistance d’un certain néo-classicisme au sein du cinéma américain ». Car la vision de l’auteur me semble trop partiale (et partielle) pour vraiment englober les contradictions du cinéma moderne américain. En concluant sur un film que même les fans de Spielberg tiennent pour complètement raté (le quatrième Indiana Jones), Berthomieu laisse craindre le pire avec son troisième volume où le temps n’aura pas encore fait le tri. Car c’est bien beau de privilégier un certain cinéma « populaire », touchant un large public mais qui dit que les œuvres analysées seront encore regardées (et regardables !) dans 30 ans (je trouve l’exemple des productions d’Irwin Allen assez frappant : qui regarde encore aujourd’hui les films catastrophe à gros budget des années 70 que loue pourtant Berthomieu ?)

Pour le coup, et en dépit de son statut d’historien (que je ne remets pas en cause, bien évidemment !), Pierre Berthomieu manque sans doute de recul pour que son Histoire soit totalement convaincante.

 

[1] Le même film peut d’ailleurs donner des interprétations totalement contradictoires, à l’image des débats qui enflamment la toile autour de Elle de Paul Verhoeven. 

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