Les Garçons de Fengkuei (1983) et Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985) d’Hou Hsiao-Hsien. (Éditions Carlotta Films). Sortie en salles depuis le 3 août 2016

Une jeunesse taïwanaise

Dans Green, green grass of home, Hou Hsiao-Hsien se focalisait en partie sur un petit groupe de trois écoliers surnommés « les trois mousquetaires ». D’une certaine manière, on peut se demander si ce ne sont pas les mêmes garnements que l’on retrouve, en plus âgés, dans Les Garçons de Fengkuei. Si on ajoute que ces trois jeunes gens se rendent, à un moment donné, au cinéma pour voir un Wu Xia Pian – genre auquel le cinéaste a rendu un hommage récemment avec The Assassin-, on aura compris qu’il s’agit ici d’une œuvre séminale.

Avec ce quatrième long-métrage, le grand cinéaste taïwanais rompt avec le style badin de ses premières comédies romantiques et puise dans des racines autobiographiques pour donner à son cinéma une ampleur et une densité rares.

Les Garçons de Fengkuei est une chronique réaliste et un roman d’initiation. Hou Hsiao-Hsien filme dans un premier temps les quatre cents coups d’une bande d’amis, entre tours pendables et petite délinquance, s’inspirant de sa jeunesse tumultueuse. Le ton est plutôt léger jusqu’au moment où cette succession de rixes, de petits larcins risque de leur attirer des ennuis. Du coup, Ah-Jung quitte Fengkuei pour se rendre chez sa sœur à Kaohsiung, accompagné par ses deux fidèles amis Ah-Ching et Kuo-Tzu.

A partir de là débute une nouvelle existence pour nos trois campagnards et Hou Hsiao-Hsien de jouer sur les oppositions classiques entre ces deux mondes : la découverte de l’univers urbain et de ses pièges (le type qui cherche à vendre aux trois godelureaux des places pour des spectacles « osés »), les rencontres amicales voire amoureuses…

La beauté des Garçons de Fengkuei tient à ce mélange de réalisme, d’insouciance de la jeunesse qu’Hou Hsiao-Hsien rehausse d’une pointe de mélancolie. D’une certaine manière, ce film s’inscrit dans la tradition des « nouvelles vagues » filmant en toute liberté une jeunesse désinvolte. On songe à la fois aux Vitelloni de Fellini mais aussi aux Contes cruels de la jeunesse d’Oshima. Mais contrairement à ces modèles, Hou Hsiao-Hsien inscrit son film dans une temporalité légèrement différente, donnant le sentiment de filmer au présent un passé déjà révolu. Ces nappes temporelles donnent au film sa puissance mélancolique, notamment lorsque le cinéaste filme de sublimes réminiscences de l’enfance d’Ah-Ching (son alter-ego) au moment de la mort du père.

Grâce à une mise en scène devenant de plus en plus contemplative et élargissant le cadre, le cinéaste donne une épaisseur à ces différentes temporalités et aux sentiments qui agitent ses personnages.

Une jeunesse taïwanaise

Deux ans plus tard, c’est dans ses souvenirs d’enfance qu’il va puiser pour filmer Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Cette fois, nous suivons sa famille qui quitte la Chine continentale pour Taïwan l’année de sa naissance (1947), d’abord à Taipei puis au sud de l’île afin que le père tuberculeux d’Ah-Ha puisse bénéficier d’un climat plus favorable.

Avec ce film, le style d’Hou Hsiao-Hsien s’affirme et s’épure. Le récit dramatiquement agencé et la psychologie des personnages sont délaissés au profit d’une narration beaucoup plus impressionniste et d’une construction en longs « tableaux » permettant au cinéaste de se concentrer sur des détails, des atmosphères, des réminiscences…

Le film est scindé en deux parties à peu près égales. Dans la première, le cinéaste décrit avec minutie l’enfance d’Ah-Ha : sa bande de copains, sa grand-mère excentrique, sa mère qui tient à bout de bras le foyer et qui voudrait marier son aînée… Il y a un côté Ozu dans cette chronique familiale amère et nostalgique.

Par l’intermédiaire du cadre, de la lumière, de l’agencement des plans, Hou Hsiao-Hsien cherche à faire vibrer les lieux de son enfance, à en retrouver les couleurs et les parfums. Le temps s’écoule entre micro-événements (le passage réussi au collège, les timbres que collectionnent les garçons…) et grands drames de la vie. A ce titre, la mort du père qui intervient de manière très belle après une coupure d’électricité (un passage au noir suivi de la petite lumière d’une bougie comme le reflet dérisoire de l’âme du défunt) marque la fin de la première partie du film. Mais auparavant, le cinéaste était déjà parvenu à suggérer l’absence et les regrets par quelques éléments de décors signifiants (une chaise vide, la pluie vue à travers le cadre d’une fenêtre…)

Dans la deuxième partie du récit, Ah-Ha est devenu un adolescent taciturne et bagarreur. Comme dans Les Garçons de Fengkuei, il fréquente une bande de petits voyous et se livre à de réguliers combats avec des bandes rivales.

Osons l’admettre : cette deuxième partie nous a semblé perdre un peu en intensité et finit par rendre l’ensemble du film un poil longuet (2h10). La partie « adolescence » repose essentiellement sur une succession de conflits un peu répétitifs et Hou Hsiao-Hsien ne retrouve que par intermittence l’équilibre qui faisait le prix des Garçons de Fengkuei auquel on pense souvent.

Cette (petite) réserve n’empêche pas Un temps pour vivre, un temps pour mourir d’être toujours très beau visuellement et d’offrir une palette extrêmement nuancée de sensations et de sentiments en naviguant entre des instants assez crus (tout ce qui a trait à la mort et à la décomposition des corps) et d’autres, beaucoup plus vaporeux où c’est l’inéluctable écoulement du temps que cherche à saisir le cinéaste. Quand s’achève le récit, on réalise d’ailleurs quel en était le principal enjeu : la transmission.

En s’inspirant de son enfance, Hou Hsiao-Hsien offre par la même occasion une belle stèle à la mémoire de ses parents. Et à travers ses souvenirs familiaux, c’est également l’Histoire d’un pays qu’il évoque en filigrane puisque le film est traversé par la rumeur des événements politiques et des relations conflictuelles entre la Chine communiste et Taïwan.

Pour toutes ces raisons, même s’il est moins séduisant que Les Garçons de Fengkuei, Un temps pour vivre, un temps pour mourir mérite d’être vu

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