Au bout de l'horreur
A Serbian film (2010) de Srdjan Spasojevic avec Srdjan Todorovic, Sergej Trifunovic. (Editions Elephant films) Sortie en DVD et BR le 14 décembre 2016
Voici probablement le film d’horreur et le plus controversé de toute l’histoire du cinéma. Interdit totalement dans certains pays (Angleterre, Espagne…) et causant quelques ennuis judiciaires aux directeurs de festivals ayant eu l’audace de le programmer, A Serbian film est une œuvre extrême et perturbante puisqu’elle joue vraiment à repousser les limites de ce qui est montrable à l’écran.
Pour l’appréhender au mieux, il me semble qu’il faut se référer à l’indispensable ouvrage de Pascal Françaix (qui me pardonnera de m’appuyer beaucoup sur certaines de ses analyses) sur le « torture porn » et y voir l’un des exemples les plus frappants de ce que l’auteur nomme « l’horreur postmoderne ».
Que désigne cette dénomination ? Un courant du cinéma d’horreur mettant l’accent sur les tortures et atrocités que subissent les victimes des récits. Rien de nouveau sous le soleil puisque Pascal Françaix montre très bien que ce sous-genre s’inscrit dans une histoire du cinéma d’exploitation (le gore, la « nazisploitation », le « slasher »…) mais que c’est une sorte d’extrême nihilisme lié à une certaine crise de la modernité qui lie désormais les films regroupés sous la bannière « torture porn » (les sagas Saw ou Hostel en premier lieu). C’est d’ailleurs sans doute cette noirceur et cet effondrement de toutes les valeurs et/ou limites qui choquent le plus dans ce type de film.
Si l’on prend A Serbian film et si l’on excepte deux scènes absolument insoutenables (pour ma part, je pense avoir un seuil de tolérance très, très haut mais, pour le coup, elles ont dépassé ce que je suis en mesure de supporter !), l’objet du délit est un film d’horreur pas vraiment beaucoup plus sanglant que la majorité des œuvres du genre. Mais c’est son climat incroyablement malsain et sordide qui marque de manière indélébile.
Rappelons l’argument du récit : Milos est une ancienne vedette du cinéma pornographique qui a pris sa « retraite » et tente de mener une vie normale avec sa femme et son jeune fils. Tout pourrait aller pour le mieux si l’argent ne venait à manquer. Un beau ( ?) jour, une ancienne collègue lui parle d’un certain Vukmir, figure influente de l’industrie et réalisateur se piquant d’Art, qui lui propose un marché en or : une somme considérable pour tourner dans un film dont il ne saura absolument rien… Très vite, il découvrira que l’œuvre en question mêlera aux scènes pornographiques attendues du sadisme, des tortures, de la pédophilie et même des exécutions en direct…
La première partie du film est intrigante et plutôt très bien ficelée. Jouant comme dans la saga Hostel sur l’attente du pire à venir, Spasojevic nous présente les personnages et laisse sourdre une certaine angoisse par rapport à tous les non-dits que sous-entend le marché passé entre Milos et Vukmir. Le cinéaste instaure néanmoins une atmosphère de malaise en nous présentant d’emblée des images (soft) des films tournés par Milos et en nous faisant découvrir que c’est son jeune fils qui est en train de les regarder à la télévision. Les dés sont lancés dès le départ : la mère a beau chanter l’air sirupeux de La Mélodie du bonheur à son enfant, l’innocence est bafouée dès les premiers plans. Et ça n’ira pas mieux par la suite.
Dans un premier temps, A Serbian film joue également sur les codes du cinéma d’exploitation, notamment celui qu’on a appelé la « nazisploitation ». Il s’agit pour ce cinéma d’horreur de lier les exactions montrées à l’écran à des événements historiques réels. Mais dans le cadre de la « nazisploitation », les cinéastes opéraient de manière très fantaisiste, utilisant les nazis comme symbole du Mal absolu pour bâtir des fictions proches de la BD pour adultes et du Grand-Guignol de mauvais goût. Tandis que Spasojevic tente, lui, de donner une vision « réaliste » des horreurs (viols, tortures, meurtres…) commises dans son pays depuis l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Lorsque Milos tente de se renseigner sur Vukmir, on lui rétorque que ce dernier à un nom de « condamné par le tribunal de La Haye ». A l’issue d’une des scènes les plus abjectes du film (le propre frère de Milos qui viole la femme du comédien sous ses yeux tandis que lui-même viole, à son insu, son propre fils !), le réalisateur s’exclame (je cite de mémoire) : « ça, c’est la famille serbe ! » (si on a le cœur bien accroché, on peut percevoir des lueurs d’humour très, très noir dans le film !).
Le réalisateur joue également sur l’esthétique du « snuff movie », ce genre fantasmé où les victimes seraient, dit-on, vraiment sacrifiées devant les caméras. Comme dans Hostel, le film parvient d’abord à séduire par ses décors fétides, son orphelinat désaffecté avec ses pièces nues (un seul lit dans une chambre au sol en damier) et une atmosphère délétère. Milos fait le saut dans l’inconnu et constate avec horreur qu’une jeune adolescente s’immisce dans la pièce pour contempler ses ébats. Puis il se voit obligé de frapper sa partenaire pour les besoins du scénario dont il ne sait rien. Il n’y arrivera que parce que celle-ci se met soudainement à lui mordre la verge !
Au mitan du film, Milos, comme toute personne sensée, refuse le contrat qu’il a signé et veut quitter le projet. Les mafieux qui participent à la production (il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont les ex-républiques soviétiques, avec leur corruption et leurs pratiques mafieuses, ont investi l’imaginaire des films d’horreur contemporains. Là encore, voir la saga Hostel) le droguent pour l’obliger à aller jusqu’au bout…
Le film sombre alors dans sa partie la plus terrifiante (ceux qui l’ont vu ne pourront pas s’empêcher de frissonner si j’évoque le concept de « new born porn » !). Il devient aussi moins bon parce que plus littéral : le choc des images remplace la mise en place de l’atmosphère, le scénario se délite pour laisser place à un délire sous hallucinogènes, la mise en scène devient plus convenue avec ses images très contrastées et crues…
En jouant à fond la carte de la provocation et des représentations les plus extrêmes, Spasojevic déséquilibre son film et rend son propos incohérent. D’un côté, il semble vouloir dénoncer l’état de déliquescence d’un pays tout entier mais, de l’autre, il semble s’amuser avec une complaisance extrême à étaler ces exactions, ces horreurs. De la même manière, on sent en lui une volonté de dénoncer une certaine hypocrisie et de s’inscrire contre un certain cinéma mélodramatique et folklorique, de l’autre, son discours est, au bout du compte, assez puritain puisque c’est l’éternelle antienne de la pornographie qui finit, en repoussant toujours les limites, par déboucher sur le « snuff movie »…
Au-delà du profond malaise qu’il suscite (pour une fois, les avertissements ne sont pas galvaudés), le film peine à tenir un « discours » cohérent et navigue constamment entre le délire de potaches avinés épris de provocations gratuites et une vision assez stupéfiante (je pense à la première partie du film) d’un monde où toutes les valeurs (Bien/Mal, Innocence/Crime…) se sont effondrées.
Entre nihilisme et cynisme, Spacojevic ne parvient pas totalement à tirer son épingle du jeu mais ça serait mentir que de dire qu’il est dénué de talent…