L’Ange ivre (1948) d’Akira Kurosawa avec Takashi Shimura, Toshiro Mifune. (Editions Carlotta films) En salles depuis le 25 janvier 2017

Marathon Kurosawa : 3

8ème long-métrage d’Akira Kurosawa, L’Ange ivre est sans doute son premier film vraiment personnel et il porte en lui les prémices des chefs-d’œuvre à venir. C’est également la première collaboration du cinéaste avec celui qui allait devenir son acteur fétiche, le grand Toshiro Mifune. Dans le rôle d’un gangster atteint de la tuberculose, Mifune finit presque par faire de l’ombre à Takashi Shimura, la véritable vedette du film qui incarne ici le docteur humaniste qui s’occupe du cas du malfrat.  

Le film frappe d’abord par son côté réaliste, tableau sans concession d’un Japon dévasté par la guerre et qui ressemble d’ailleurs à cette mare fangeuse autour de laquelle gravitent les personnages du film. Ce cloaque fait office de métaphore et Kurosawa montre un pays où règnent la misère (les enfants qui risquent d’attraper le typhus en s’amusant près de l’eau croupie), la corruption (ces yakuzas qui contrôlent le quartier) et un sentiment d’étouffement que traduit parfaitement une mise en scène qui se déploie généralement dans des espaces clos.

Au centre de ce microcosme, une figure « angélique » : celle de ce docteur dévoué qui tente de venir en aide à Matsugana (Mifune) qui est atteint de la tuberculose et qu’il incite à ne plus boire. Mais la force de Kurosawa, c’est de ne jamais être manichéen ou moralisateur. Si le docteur Sanaga finit par lier avec le truand des liens filiaux (il le sermonne comme si c’était son propre enfant), c’est que les deux représentent les deux faces opposées d’une même pièce. Ce qui caractérise Sanaga, c’est sa profonde humanité, avec ce que cela peut supposer de grandeur lorsqu’il parvient à sauver une jeune fille mais aussi de zones d’ombre et d’ambiguïté. Comme son patient, le praticien est porté sur la bouteille, sensible aux charmes du beau sexe et s’emporte facilement.

C’est devenu aujourd’hui une sorte de cliché mais il faut bien évoquer l’influence manifeste de Dostoïevski que Kurosawa adaptera plus tard avec le très beau L’Idiot : même plongée dans les tréfonds de la misère humaine, même goût pour la faute qui peut néanmoins finir par aboutir à une sorte de rédemption.

Pour filmer cette trajectoire, Kurosawa adopte un style qui conjugue le réalisme le plus cru (les eaux stagnantes, le quotidien de ce quartier défavorisé…) et un expressionnisme qui donne quelques scènes particulièrement percutantes à l’image de ce combat dans la peinture entre truands. Il ne recule pas non plus devant l’onirisme, lors d’une très belle scène de cauchemar où Matsugana se voit courir sur une plage et ouvrir un cercueil qui contient… son double.

L’ange ivre est d’ailleurs placé sous le signe du double, comme pour bien signifier la complexité de la nature humaine et de ce petit rien qui fait basculer les individus d’un côté ou de l’autre de la barrière qui sépare le Bien et le Mal. Il y a l’opposition principale entre le yakuza et le médecin mais celle-ci peut être vue sous le prisme de diverses variations : opposition entre Matsugana et l’ancien « parrain » qui sort juste de prison, opposition entre ce petit gangster immature qui se perd dans l’alcool et la débauche et cette adolescente qui lutte victorieusement contre la maladie… Tous les personnages existent comme le miroir inversé d’un autre.

Cette manière de nuancer tous ces portraits fait que Kurosawa livre une œuvre profondément humaniste où se manifeste sa profonde empathie pour le genre humain. Pessimiste, l’Ange ivre l’est mais il est éclairé par une sorte de force intérieure qui se trouve chez le docteur Sanaga. Du coup, en dépit de son caractère dramatique, le finale du film est traversé par une profonde lueur d’espoir.

Kurosawa reprendra par la suite la figure du médecin pauvre au chevet d’une humanité souffrante dans le superbe Barberousse. Pour l’heure, L’Ange ivre est un essai réussi qui annonce les thèmes et obsessions d’un cinéaste qui cessera par la suite d’ausculter les recoins de l’âme humaine…

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