Barberousse (1965) d’Akira Kurosawa avec Toshiro Mifune, Takashi Shimura. (Editions Carlotta films) Sortie en salles depuis le 25 janvier 2017

Marathon Kurosawa : 8

Entre Les Bas-fonds et Dode’s ka-den, Barberousse constitue le deuxième volet d’une sorte de trilogie de la misère initiée par Kurosawa. Avec ce film-fleuve de trois heures, le cinéaste nous plonge dans le quotidien d’un dispensaire médical au cœur d’un quartier défavorisé de la capitale. Frais diplômé après de brillantes études médicales à Nagasaki, Yasumoto espère un bon poste mais se retrouve dans ce lieu miséreux où règne Barberousse (Toshiro Mifune), le médecin des pauvres.

Dans un premier temps, Yasumoto refuse de se soumettre aux ordres de ce chef sévère et bourru. Il fait tout pour se faire renvoyer avant de se mettre, lui aussi, au service des plus défavorisés.

Raconté de cette manière, le film pourrait n’être qu’une chronique misérabiliste destinée à donner bonne conscience au spectateur en le faisant s’apitoyer à peu de frais sur le sort de ces « pauvres gens ». Sous la lorgnette de Kurosawa, Barberousse devient une fresque humaniste d’une incroyable ampleur et d’une intensité souvent bouleversante. A l’image de son héros, le cinéaste ne joue jamais la carte de la pitié mais celle de la plus profonde empathie en ce sens qu’il accompagne pleinement des personnages jamais réduits à de simples symboles.

De la même manière, Kurosawa parvient à transcender la platitude du naturalisme (qui menace toujours ce genre de projet) par une construction dramatique riche et un sens de la stylisation assez époustouflant. Les destins des patients de Barberousse et Yasumoto donneront lieu à une série de digressions et à des évocations de trajectoires individuelles : une jeune fille devenue folle et nymphomane suite à une enfance atroce, une gamine de douze ans qu’une abominable mère maquerelle voudrait prostituer, un petit enfant contraint de voler, un homme brisé par la disparition de la femme qu’il aimait… Ces personnages secondaires donnent une épaisseur au film et permettent à Kurosawa d’appuyer son propos humaniste, jouant d’ailleurs avec habileté sur les effets de correspondances : le petit voleur de sept ans est promis au même type de destin que les patients plus âgés, Yasumoto a connu une rupture sentimentale douloureuse qui rappelle le drame que lui raconte un malade…

Ce qui l’intéresse ici, c’est moins la maladie ou les effets dramatiques qu’elle pourrait engendrer que les causes pointées du doigt et que formule ainsi Barberousse : « la misère et l’ignorance ». De la sorte, Kurosawa évite de faire de ses médecins des sauveurs capables de miracles (on ne les voit que rarement en train de soigner) mais des êtres humains avec leurs faiblesses et leur grandeur, leur abnégation. Le parcours de Yasumoto est caractéristique puisqu’il nous est d’abord présenté comme quelqu’un d’avide de gloire, d’argent et de reconnaissance et qu’il apprend très vite, au contact des autres, à oublier son égoïsme et à se mettre au service des plus démunis.

La beauté du film, c’est que ces personnages, aussi altruistes et humanistes soient-ils, ne sont pas des « saints ». On retrouve chez Kurosawa cette manière très fine d’ausculter la nature humaine avec ce qu’elle peut comporter d’ambiguïté. En ce sens, contrairement à ce que j’ai pu lire çà et là, je ne trouve pas que Barberousse soit une « figure christique ». Certes, il se donne corps et âme pour les pauvres et n’hésite pas à donner toutes ses économies à une femme qui a tout perdu mais il a aussi ses zones d’ombre et il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il franchisse allégrement les frontières entre le Bien et le Mal. Ainsi, il n’hésite pas à recourir à une sorte de chantage lorsqu’il s’agit de récupérer des fonds pour son dispensaire. Il n’hésite pas non plus à jouer des poings et à recourir à la violence lorsqu’il s’agit d’enlever la fillette du bordel où l’on veut la prostituer…

Mais c’est aussi cette humanité, cette imperfection qui fait la grandeur du personnage et la richesse du film. Un « saint » reste une exception et si on s’incline devant eux, il n’est pas possible de les imiter. Or tout le propos de Barberousse est de montrer comment naît et se développe tout un réseau de petites solidarités et de gestes altruistes. Le parcours de Yasumoto en premier lieu, bien entendu, mais aussi l’exemple de cette enfant sauvage qui finit par s’ouvrir elle aussi et prendre sous son aile un petit garçon plus jeune qu’elle et contraint de voler. Et lorsqu’une femme du dispensaire réalise ce que fait la petite Otoyo, elle a aussi un petit geste de solidarité…

Kurosawa reste toujours à cette hauteur d’homme, conscient que la misère et l’ignorance ne seront pas éradiquées par l’opération du Saint-Esprit. Il montre que c’est un travail de fourmis, au jour le jour, grâce à des individus de bonne volonté. C’est cette modestie devant l’ampleur de la tâche qui donne au film son caractère bouleversant car si rien n’est résolu au bout du compte, de petites victoires sont possibles quotidiennement et l’on sent que rien ne pourra faire perdre au cinéaste sa foi dans l’humanité.

 Et son humanisme  débordant est véritablement capable de déplacer des montagnes…

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