Naissance de l'ogre
Grave (2016) de Julia Ducournau avec Garance Marillier, Laurent Lucas
La pire chose qu’il pourrait arriver à Julia Ducournau, c’est que son passionnant premier long-métrage soit réduit à une sorte de porte-étendard idéologique. En effet, j’ai vu fleurir ces derniers temps sur la toile des commentaires enthousiastes pour saluer un prétendu renouveau du « cinéma de genre ». Enthousiasme redoublé par le fait qu’une femme soit aux commandes du projet et investisse ainsi les codes du cinéma « de genre » (ces gens-là n’ont jamais dû entendre parler de Doris Wishman ou de Roberta Findlay !)
Faisons un sort à cette notion de « cinéma de genre ». Si l’on s’en tient à une définition stricte du terme, les « genres » cinématographiques disparaissent avec la fin du classicisme hollywoodien. Avant cela, chaque studio avait son propre département voué à la confection d’un genre particulier : le western, le fantastique à la Universal, la comédie musicale à la M.G.M, le film noir à la Warner, etc. Cela ne veut évidemment pas dire qu’on ne tourne plus aujourd’hui de films relevant de ces genres mais c’est soit pour en proposer une certaine relecture de leurs codes (les westerns d’Eastwood, Tarantino…), soit des objets isolés.
Si on prend la notion de « genre » dans un sens plus large, je m’étonne qu’on ne l’accole désormais plus qu’aux films relevant du fantastique et de l’horreur. Pourquoi ne pas dire qu’il se tourne beaucoup de « films de genre » en France puisque nous avons Audrey Dana ou Philippe de Chauveron (après tout, la comédie est aussi un genre) ou de nombreux réalisateurs de polars ? Et pourquoi ne pas saluer le « renouveau du genre érotique » lorsque Gaspar Noé tourne Love ?
Que Grave emprunte certains codes au genre horrifique, c’est une évidence mais en faire un parangon du « renouvellement du cinéma de genre » me paraît totalement hors-sujet. Grave est d’abord un récit initiatique comme il en existe tant. Mais au lieu de traiter son sujet sous la forme d’une chronique intimiste, naturaliste ou psychologique, Julia Ducournau ose la métaphore organique et, à la manière d’un Cronenberg, elle figure à l’extérieur ce qui se trouve à l’intérieur : le désir, les pulsions et les affects les plus exacerbés.
L’histoire est d’ores et déjà connue : Justine est une adolescente élevée dans une famille végétarienne qui intègre une célèbre école vétérinaire. Sur place, après quelques rites de passage aussi violents qu’archaïques, elle découvre une attirance de plus en plus irrépressible pour la chair humaine…
De façon assez classique, Grave est d’abord un roman d’apprentissage qui montre l’éveil d’une jeune femme à la sensualité (elle est vierge) et la naissance d’une individualité. Mais là où Julia Ducournau rend son film passionnant, c’est par la façon dont elle montre, viscéralement, la manière dont les normes et le nombre écrasent et briment l’individu. Sa finesse consiste à ne pas se limiter aux aspects les plus archaïques et abjects de cette norme, à l’image de ces bizutages où règne le pire esprit militaire et la volonté de faire rentrer dans le rang les individualités qui sortent de la masse. Mais ces normes, elles peuvent aussi se nicher sous les oripeaux d’un certain « progressisme ». Même si la question du végétarisme est très accessoire dans ce film (n’en déplaise à certains idéologues « anti-spécistes » qui ne peuvent s’empêcher de regarder les œuvres par le prisme de leurs grilles étriquées), il est assez plaisant de voir comment ce mode de vie familial peut être aussi oppressif qu’une éducation religieuse stricte, par exemple. A ce titre, on peut d’ailleurs voir Grave comme une sorte de relecture futée du Carrie de De Palma : même pesanteur du côté de la famille et surtout de la mère (qui, pour parler vulgairement, « porte la culotte »), même solitude inadaptée face à la « dictature du nombre » [Annie Le Brun] et même « baptême » par le sang qui provoquera par la suite les catastrophes.
Grave séduit en suivant de manière « organique » la toute-puissance d’un désir anarchique et en montrant comment les sentiments humains, qu’on essaie de policer, se montrent incontrôlables et relèvent des plus sombres instincts bestiaux : prédation, dévoration, possession…
Si la cinéaste ne fait pas de Justine un « modèle » dans la mesure où elle n’a pas encore affiné ses désirs, elle montre également une certaine légitimité de la révolte de l’individu contre la masse. Justine est un corps qui ne se conforme pas à la place qu’on veut lui assigner, à une supposée image de la féminité qu’on veut lui imposer (l’éprouvante séance de l’épilation du maillot). Mais d’un autre côté, Ducournau a le talent de ne pas en faire une « victime » abstraite : cette malédiction de la féminité imposée est perpétuée… par d’autres femmes : la grande sœur, une étudiante qui l’oblige à se déguiser de manière grotesque lors du bizutage parce qu’elle ne porte pas une tenue assez « sexy » ou encore la mère qui lui dicte ses règles de vie (ne pas manger de viande).
La force du film, c’est de rester au plus près d’un point de vue individuel et de montrer que toute assignation précise peut devenir une norme oppressive. Même l’ami qui la dépucèle puis refuse de la voir par la suite sous prétexte qu’il est homosexuel se retrouve finalement du côté d’une assignation normative qui ne s’accorde plus avec les désirs de Justine. Tout comme ce prof qui, d’une certaine manière, la met au ban parce qu’elle a le profil d’une « première de la classe ».
Grave montre de façon assez subtile, en dépit de ses débordements sanglants (un doigt dévoré, un crâne ouvert avidement léché…) comment la violence s’exerce de toute part sur le corps de l’individu qui ne veut (peut) pas se conformer à la norme.
Ce poids de la société et de la norme auquel s’oppose l’exubérance des désirs prend la forme d’un conte qui modernise également avec une certaine habileté le mythe du vampire (métaphore sexuelle de la morsure, héritage de la « malédiction »…)
Bien sûr, on pourra trouver çà et là quelques coquetteries (assez FEMIS !) comme cette manière de suspendre l’action et de jouer sur les nappes sonores pour faire monter l’angoisse. Mais cette manière de s’emparer d’un sujet bateau et de lui faire rendre gorge avec des visions organiques pas indignes d’un Cronenberg première manière (la scène de l’allergie évoque des souvenirs de Frissons et Rage mais on songe aussi à The Brood) est à la fois passionnante et très réussie.
On espère maintenant que Julia Ducournau parviendra à conserver son indéniable singularité et saura rebondir après ce premier coup d’éclat…