Personnalités multiples
L’Esprit de Caïn (1992) de Brian de Palma avec John Lithgow, Lolita Davidovich, Steven Bauer. (Editions Elephant films). Sortie en DVD le 29 mars 2017
Après l’échec (commercial et critique) du Bûcher des vanités, Brian de Palma revient avec L’Esprit de Caïn à ses premières amours : le thriller hitchcockien, tarabiscoté en diable et totalement schizophrène. Difficile de résumer ce film qui débute alors qu’un honnête père de famille (Carter), psychiatre qui élève désormais sa fille et l’observe pour des études comportementales, laisse éclater ses diverses personnalités et cherche à enlever d’autres enfants pour fournir son père, un célèbre pédiatre norvégien…
Les choses se gâtent lorsque Carter découvre que son épouse revoit son ancien amant Jack (Steven Bauer)…
Difficile d’aller plus loin dans le résumé de l’intrigue tant Brian de Palma s’amuse par la suite à briser la chronologie, à emboiter des successions de scènes oniriques comme autant de poupées russes et à se laisser griser par sa propre virtuosité. Le DVD édité par Elephant propose d’ailleurs un supplément original : une version director’s cut qui est, en fait, l’œuvre d’un fan qui a remonté le film à la manière dont De Palma l’avait d’abord envisagé : on débute d’abord par l’histoire d’adultère qui prend naissance dans le magasin d’horloges et Caïn, le double maléfique de Carter, apparaît plus tard dans le récit…
L’Esprit de Caïn est, dans un premier temps, un condensé de toutes les obsessions du cinéaste qui s’amuse avec les citations hitchcockiennes (la femme enfermée dans une voiture que le tueur pousse dans un lac, comme dans Psychose) mais également à pasticher son propre cinéma : Pulsions en premier lieu (avec la femme adultère, une scène d’ascenseur, le travestissement, la schizophrénie…) mais également Body double (les déambulations de la femme de Carter), Sœurs de sang (la gémellité)…
Toutes ces références finissent par plomber, malgré tout, un film qui a parfois du mal à dépasser le statut de brillant exercice de style. Mais d’un autre côté, on sent que De Palma en a parfaitement conscience et qu’il joue avec une certaine ironie la carte d’un baroque échevelé. Il faut voir John Lithgow qui en fait des tonnes à chaque plan, qui disparaît soudain de l’intrigue lorsque le cinéaste se concentre sur la liaison entre sa femme et Jack ou encore la virtuosité de certains plans-séquences désamorcée par un petit gag, notamment lorsque la caméra suit longuement les explications d’une psychiatre et que celle-ci est rattrapée de justesse par deux hommes parce qu’elle prend un mauvais chemin et qu’elle risque, dès lors, de sortir du champ.
A son habitude, le cinéaste joue également sur le pouvoir trompeur de l’image : la mise en scène multiplie les mises en abyme par écrans interposés (à la maison, à l’hôpital) tandis que chaque visage de Carter masque d’autres personnalités qui ne demandent qu’à apparaître. Du coup, la schizophrénie du personnage principal semble contaminer l’ensemble de la réalisation et la chronologie chamboulée participe de cette méfiance généralisée. Sans arrêt, le spectateur se demande quel est le niveau de réalité auquel il assiste ? Est-ce le présent, des flash-back ? Est-ce les rêves de l’épouse ou les délires mentaux d’un cerveau malade ?
C’est plus dans cette direction qu’il faut, à mon sens, se pencher pour envisager le film. De Palma a toujours été un cinéaste « maniériste », hanté par l’idée de refaire les grandes scènes du cinéma classique (Hitchcock, bien sûr, mais également Eisenstein dans Les Incorruptibles) pour les réinterpréter à sa manière. Dans L’Esprit de Caïn, il pousse le maniérisme à son plus haut point en ce sens qu’il cite ses propres scènes qui étaient déjà des citations ! C’est à la fois la limite du film qui se perd parfois dans une virtuosité un peu vaine mais c’est aussi son intérêt dans la mesure où le cinéaste est capable de réinventer certains pans du cinéma (le thriller, le fantastique, le mélodrame, la comédie outrancière…) en nous proposant une macédoine d’images à la fois irritantes et fascinantes.
Si ce film-gigogne flirte parfois, à dessein, avec le ridicule ; il nous offre également de superbes moments et des plans sidérants qui n’appartiennent qu’à De Palma (la scène finale est, à ce titre, assez époustouflante).
NB : En supplément, une très belle présentation de Stéphane du Mesnildot dont certaines intuitions sont vraiment passionnantes, notamment lorsqu’il parle de procédé « d’anamorphose » pour les longs plans-séquences du cinéaste qui se terminent, généralement, par la mort.