Tricheurs (1984) de Barbet Schroeder avec Jacques Dutronc, Bulle Ogier (Editions Carlotta films). Sortie en DVD le 26 avril 2017

Marathon Schroeder : 4

Pour quelqu’un qui, comme moi, cherche à prouver que Barbet Schroeder n’est pas un cinéaste de la Loi mais un cinéaste de la Règle (voir notes précédentes), Tricheurs peut faire figure de preuve flagrante. Que le cinéaste se soit ainsi intéressé à l’univers du jeu et des joueurs « professionnels » paraît tellement logique que ce film, sans doute pas le plus réussi du cinéaste mais passionnant quand même, pourrait constituer une sorte de pierre angulaire de son œuvre.

En deux mots, Tricheurs raconte l’histoire d’Elric (Jacques Dutronc), un professionnel des casinos qui n’aime rien tant que flamber tout son argent au jeu. Un soir, il rencontre Suzie (Bulle Ogier) vêtue d’une robe portant le chiffre 7 et il « l’engage » comme mascotte après s’être un peu renfloué. Mais la chance ne dure pas longtemps et Elric finit par s’associer avec des tricheurs professionnels qui pourront peut-être lui permettre de toucher le gros lot et de s’acheter le château dont il rêve…

Sur cette trame, Barbet Schroeder va abattre ses trois cartes. La première est, comme dans Maîtresse, une histoire d’amour un peu paradoxale où la « passion du jeu » (qu’il s’agisse du jeu érotique masochiste ou du jeu d’argent) détonne sur la vie du couple et exclut un des partenaires (l’homme dans Maîtresse, la femme dans Tricheurs).

La seconde est celle de l’addiction au jeu, finalement assez rarement traitée au cinéma si ce n’est dans le superbe film de Jacques Demy La Baie des anges. Schroeder souligne de façon parfois un peu lourde (par des dialogues explicatifs lorsqu’un des personnages explique que contrairement aux drogués ou aux alcooliques, l’Etat ne s’occupe pas des dépendants au jeu lorsque la situation devient critique) mais souvent intelligente les effets du manque et la folie compulsive existant dans le fait de jouer. Cette dépendance isole Elric dans sa bulle et deux scènes qui se répondent traduisent parfaitement son incapacité à sortir de son addiction : d’une part, celle où il ne peut pas faire l’amour à Suzie et qu’il lui confie que cela fait des années qu’il n’a pas touché à une femme ; d’autre part, la scène qui ouvre le film où l’on voit Dutronc s’écrouler sur le sol en devinant qu’il se masturbe dans la terre. Pour Schroeder, le Jeu est une pratique solitaire et frénétique, s’apparentant à la masturbation et renvoyant à une certain impuissance (à la fois sexuelle mais aussi sociale, relationnelle…).

La troisième carte qu’avance le cinéaste est sans doute la plus retorse, la plus intéressante et concerne la triche. Dans une perspective hollywoodienne ou plus "classique", Schroeder aurait montré un personnage transgressant la Loi (quand il décide de tricher) et s’exposant par là à une punition. Il aurait pu bâtir le suspense propre aux films sur les escrocs : est-ce que les tricheurs vont s’en tirer à bon compte ou se faire prendre ? Or Schroeder déporte les enjeux de son film. On me pardonnera de révéler la fin (arrêtez-vous immédiatement ici si vous ne voulez pas la connaître !) mais il me semble qu'il s'agit d'un des rares cas où les tricheurs parviennent à leurs fins et ne sont pas arrêtés pour leurs méfaits. Sont-ils plus heureux pour autant ? Pas forcément car l’intérêt de Tricheurs, c’est de montrer que c’est moins le résultat qui intéresse Elric (le gain, l’argent…) que le jeu en lui-même. Au-delà de la Loi, il y a la Règle et en dépit de leurs façons de la contourner, les personnages s’y conforment au bout du compte. Une des plus belles séquences du film montre le couple en train de réussir parfaitement leur manigance (une bille de roulette truquée). Alors qu’il a toutes les cartes en main, Elric se met à jouer à toutes les tables, à dépenser de manière compulsive tout le fric qu’il vient de gagner et s’enferme dans une spirale infernale. Il y a bien entendu l’addiction qui joue un rôle primordial mais, au-delà, l’adhésion à la règle d’un jeu qui dépasse finalement l’appât du gain.  

Encore une fois, Schroeder se situe dans un univers au-delà du Bien et du Mal et ausculte avec acuité les eaux troubles où se noie l’âme humaine…

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