La marque du tueur
Cure (1997) de Kiyoshi Kurosawa avec Koji Yakusho
Cure est le film qui, en 1997, a véritablement révélé le nom de Kiyoshi Kurosawa en France. Le revoir 20 ans après, c’est mesurer à quel point ce thriller existentiel et poisseux constitue une véritable matrice de l’œuvre à venir. Il est d’ailleurs frappant que l’on retrouve dans Creepy, le dernier film de Kurosawa sorti sur nos écrans à ce jour, un personnage assez similaire de psychopathe qui n’assassine jamais directement ses victimes. De la même manière, en usant de l’hypnose comme moyen pour réaliser ses sombres desseins, le criminel révèle le vide des individus sur lesquels il prend l’ascendant et les transforme en ectoplasmes, un peu comme les « zombies philosophiques » de Real.
Cure suit donc les traces de l’inspecteur Takabe (le fidèle et excellent Koji Yakusho) traquant un tueur en série opérant toujours de la même manière : tandis que les criminels à proprement parler sont incapables d’expliquer les motivations de leurs actes, un grand X est tracé à l’arme blanche sur la gorge des victimes. Très vite, on réalise que le coupable (le film ne cherche pas à dissimuler son identité) est amnésique et qu’il a recours à l’hypnose pour commettre ses méfaits…
Plutôt que de s’intéresser à l’identité du tueur qu’il révèle très rapidement, Kurosawa cherche d’abord à faire évoluer ses personnages dans un environnement précis. A ce titre, Cure est un film formellement éblouissant : cadrages au cordeau, plans-séquences perturbés par des inserts ou des flashs qui traduisent à merveille le déséquilibre qu’instaure le cinéaste, magnifique utilisation de décors froids, vides et déshumanisés… La rigueur de la mise en scène est au diapason d’un certain ordre des choses constamment menacé par le vide et la folie. Cet « ordre des choses », c’est celui d’une société japonaise que le cinéaste ausculte avec une rare acuité en s’appuyant sur les conventions d’un film « de genre » et d’une intrigue criminelle assez classique (la figure démiurgique du tueur que l’on retrouve dans Le Silence des agneaux ou Seven).
Ce qui frappe d’emblée chez le cinéaste, c’est cette façon qu’il a de caractériser ses personnages, à la fois complexes et menacés sans arrêt par une sorte de désespoir existentiel. Takabe représente d’abord l’image classique du flic intègre dévoué à son travail. Mais on réalise par la suite qu’il vit avec une épouse dépressive et sujette à certaines « crises » (elle se perd en rentrant du magasin où elle a été faire ses courses). Sa vie amoureuse est complètement phagocytée par son travail. Face à lui se trouve la personnalité trouble du tueur. En effet, celui-ci est une coquille vide que caractérise magnifiquement son amnésie totale (là encore, un thème cher au thriller psychologique). Peut-on d’ailleurs le tenir responsable de ses actes dans la mesure où il oublie systématiquement la totalité de ses faits et gestes l'instant suivant? Mais son pouvoir d’hypnotiseur fait de lui une sorte de révélateur. Le psychiatre qui travaille avec Takabe lui affirme qu’il est impossible de pousser un individu à tuer sous hypnose si, en temps normal, sa morale lui dicte l’inverse et qu’il considère le meurtre comme quelque chose de mal. Si le tueur parvient à ses fins, c’est à la fois par la ruse mais aussi parce qu’il y a dans chacun des individus qu’il approche une part maudite, des gouffres dans lesquels il les « pousse». Il agit ici comme le révélateur d’une société japonaise en pleine crise existentielle, gagnée par un nihilisme qui donne envie au flic de buter son collègue ou à la généraliste frustrée de découper en morceau ceux qui ont entravé sa réussite sociale.
Kurosawa a compris que le Mal n’était intéressant que dans la mesure où il peut se nicher en chacun de nous. Le tueur n’est pas une aberration de la nature, un être radicalement autre mais le reflet inavouable de toutes les personnes qu’il croise sur son chemin. Il y a une scène très forte et très émouvante où Takabe arrive chez lui et découvre sa femme pendue. Même si on réalise qu’il ne s’agit que d’une « vision », elle exprime très bien les différents niveaux du film : à la fois une image tragique (perdre un être cher pour l’inspecteur) mais également un fantasme inconscient qui affleure soudainement puisque cette mort pourrait le dispenser de s’occuper d’une épouse devenue un « poids ».
Cure est donc un film très pessimiste quant à son regard sur les rapports humains et une solitude contemporaine dont Kurosawa est sans doute l’un des plus grands peintres (voir Kaïro ou Shokuzai). Il marque aussi le début d’une réflexion sur l’image qui hante en filigrane toute l’œuvre du cinéaste.
En effet, Takabe cherche dans un premier temps à comprendre le modus operandi du tueur en se demandant s’il n’imite pas un roman ou un film. Tout se passe comme si la réalité du monde se dissolvait dans des images creuses (les spectres de Kaïro, les zombies de Real…). Il est d’ailleurs intéressant de voir dans Cure que l’origine du mal remonte à la fin du 19ème siècle, dans un film des débuts du cinématographe. Comme si ce pouvoir naissant de manipulation et d’illusion correspondait au pouvoir mesmérien d’un tueur « endormant » ses proies et leur faisant commettre des crimes.
Le dernier plan du film est assez terrifiant et montre bien qu’au-delà de la résolution de l’intrigue, c’est tout l’inconscient d’une société japonaise qu’explore Kurosawa. Un univers de pulsions refoulées, de frustrations aiguës et de solitudes réifiées semblant conduire au désastre…