La fièvre dans le sang
Picnic (1955) de Joshua Logan avec William Holden, Kim Novak, Rosalind Russell, Susan Strasberg. (Editions Carlotta Films) Sortie en DVD et BR le 23 août 2017
Sans être un grand chef-d’œuvre, Picnic est un film assez caractéristique des changements qui ébranlèrent le classicisme hollywoodien au cours des années 50. Si l’on excepte ce film et celui qu’il a tourné avec Marilyn Monroe (Bus Stop), Joshua Logan n’a pas laissé de grandes traces dans l’histoire du cinéma (il me semble que Claude Chabrol considérait même son adaptation de Fanny comme l’un des pires navets de l’histoire du septième art). Venu du théâtre, il fut néanmoins l’un des cinéastes qui imposèrent "la méthode » de Stanislavski à l’écran.
Adapté d’une pièce de William Inge, Picnic reste un film marqué par l’écriture théâtrale : unité de lieu (ou presque) avec une action se déroulant dans une petite ville du Kansas pendant une durée limitée. Le film peut se diviser en trois parties. La première expose les personnages et se déroule le jour de la fête du travail. Hal Carter (William Holden) revient chez lui pour retrouver un ancien camarade d’université, Alan Benson, fils d’un riche céréalier. Il fait la connaissance des filles Owens : la splendide Madge (Kim Novak), petite amie d’Alan, et sa petite-sœur plus turbulente et intellectuelle Millie (Susan Strasberg).
La deuxième partie se déroule pendant le pique-nique du titre. Après les réjouissances et la fête populaire, le désir et les rancœurs font surface et Hal se rapproche de Madge. Je me garderai bien de dévoiler la troisième partie du film qui prend place le lendemain matin mais elle permet à Logan de dénouer les fils de son récit.
Le film souffre parfois de son origine théâtrale qui le rend un peu lourd et bavard. Picnic est un film très psychologique qui entend pénétrer au plus profond des sentiments de ses personnages. Si Logan nous offre parfois de très beaux moments de mise en scène (toute la partie relative à la fin de la fête, avec notamment la fameuse scène de danse entre Novak et Holden, est vraiment très réussie) mais il n’évite pas non plus certains tunnels dialogués filmés de façon anodine.
L’introduction de la « Méthode » dans un récit somme toute assez classique, relevant de la pastorale américaine, a un double effet contradictoire. D’un côté, le film paraît parfois un peu surjoué, un peu outré dans sa manière d’appuyer sur les effets psychologiques. Osons l’avouer : William Holden ne livre pas ici une performance mémorable. Il en fait beaucoup trop et je ne le trouve pas très bon dans cette incarnation basique de la virilité sudoripare dans la lignée du Brando d’Un tramway nommé désir.
De l’autre côté, cette nouvelle forme de jeu pour les acteurs permet également d’injecter dans un récit classique des éléments qui constitueront par la suite des clés de voute de la modernité : un rapport plus complexe de l’individu à l’univers normé d’une petite ville américaine traditionnelle, l’irruption du désir et de la sexualité, l’émancipation de la femme…
Picnic est particulièrement intéressant dans la description de ses personnages féminins. Lorsque Hal Carter débarque en ville, c’est dans un véritable gynécée qu’il arrive (le père des sœurs Owens est parti il y a fort longtemps) puisque cohabitent à la fois une mère et ses deux filles mais également une débonnaire vieille voisine et une institutrice vieille fille (Rosalind Russell). Et Logan de s’intéresser particulièrement à chacun de ces caractères féminins. D’un côté, la mère délaissée qui se raccroche encore à des valeurs que ses filles ne partagent plus : un mariage de raison pour Madge avec le richissime héritier qui la préservera du besoin et lui permettra de s’épanouir dans le cadre du foyer traditionnel. Mais Madge refuse ce chemin tout tracé et préfère écouter son cœur et son corps. Même s’il s’agit d’une variation assez classique sur le thème de l’amour entre la princesse et le mendiant, Logan la brouille par une dimension sexuelle assez explicite. Madge en a assez de n’être jugée que sur son apparence (c’est elle qui obtient le prix de beauté de la fête) et succombe à l’homme qui saura comprendre ses désirs. Quant à Millie, sa petite sœur, elle souffre de vivre dans l’ombre de cette grande sœur trop belle mais elle incarne également un nouveau visage de la jeune fille américaine : rebelle (elle fume en cachette), indépendante et libre d’esprit (elle dévore les ouvrages « interdits »).
En filmant l’irruption du désir dans une communauté régie par des règles extrêmement traditionnelles (l’institutrice, pourtant fière de son indépendance, refuse de boire de l’alcool de peur d’être vue par des connaissances), Logan annonce un cinéma de la modernité qui va enfin prendre en compte la question du désir et du plaisir féminins. En ce sens, Picnic se situe dans la lignée des adaptations de Tennessee Williams par Kazan et annonce des films (supérieurs) comme Soudain l’été dernier de Mankiewicz ou le très beau La Fièvre dans le sang de Kazan, scénarisé par… William Inge !
Même si ce n’était évidemment pas la première fois qu’Hollywood proposait de beaux rôles féminins, Picnic restera pour cette manière de s’intéresser à un désir plus explicitement sexuel (voir cette scène assez drôle où Holden est cadré au niveau de la ceinture et où la vieille fille le reluque avec insistance en lui disant qu’il est un vrai homme !) et de montrer qu’une nouvelle manière de vivre est en train de surgir derrière la façade paisible des valeurs archaïques de l’Amérique puritaine des années 50.