Hitch en pléiade
Alfred Hitchcock : les années Selznick. (4 films en coffret collector de prestige). Editions Carlotta Films. Sortie le 22 novembre 2017
Les éditions Carlotta poursuivent sur leur lancée en sortant régulièrement de magnifiques coffrets à même de réjouir les cinéphiles et les collectionneurs compulsifs. C’est au tour d’Hitchcock de gagner sa place dans ce qui apparaît désormais un peu comme la Pléiade de l’édition DVD. Quatre films au programme : un chef-d’œuvre (Les Enchaînés), une belle réussite mésestimée (Rebecca), un film plus mineur (La Maison du docteur Edwards) et Le Procès Paradine que je n’ai toujours pas vu. A cela, il convient d’ajouter un disque plein à ras bord de suppléments : des entretiens inédits, un documentaire sur Daphné du Maurier sur les traces de Rebecca, des films familiaux d’Hitchcock, des analyses, les screen tests de Rebecca…
Pour couronner le tout, un livre de 300 pages intitulé La Conquête de l’indépendance qui décortique les liens que le cinéaste a tissés avec le producteur David Selznick, comment il a conquis Hollywood grâce à son savoir-faire et comment il finira par prendre son autonomie. Au menu, des documents, des entretiens, des analyses et des articles d’époque.
Etant un peu à la bourre en ce moment, je ne reviens pas sur les films. J’évoquerai plus tard ceux sur lesquels je n’ai pas écrit et je recycle sans vergogne les deux textes publiés sur ce blog en les dépoussiérant un petit peu…
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Rebecca (1940) d'Alfred Hitchcock avec Joan Fontaine, Laurence Olivier, George Sanders
Lorsqu'il débarque aux États-Unis, Hitchcock doit tourner sa version de Titanic. Mais le projet tombe à l'eau (si j'ose dire!) et le célèbre producteur David O. Selznick lui propose une adaptation d'un roman de Daphné du Maurier : Rebecca. Ce premier film américain du cinéaste obtiendra l'Oscar du meilleur film mais son auteur n'en était pourtant pas satisfait. A Truffaut, il déclare :
« Ce n'est pas un film d'Hitchcock. C'est une sorte de conte et l'histoire elle-même appartient à la fin du XIXe siècle. C'est une histoire assez vieux jeu, assez démodée. Il y a avait beaucoup de femmes écrivains à cette époque : je n'y suis pas hostile, mais Rebecca est une histoire qui manque d'humour. »
Pourtant, je dirais avec une pointe de provocation que c'est la partie la plus « hitchcockienne » du film (la fin) est celle qui me paraît la plus faible dans Rebecca, œuvre singulière où le cinéaste reste encore très attaché à ses racines britanniques (le film se déroule en Cournouailles).
Une jeune femme de compagnie (Joan Fontaine) épouse un beau jour un Lord (Laurence Olivier) inconsolable depuis le décès de son épouse Rebecca. Dans la grande demeure de Manderley, la jeune femme fait connaissance avec Madame Danvers, austère gouvernante toujours attachée au souvenir de son ancienne patronne...
Davantage que la dimension policière de ce récit (Rebecca est morte dans des conditions mystérieuses qui finiront par être élucidées), c'est son atmosphère qui séduit immédiatement. Hitchcock s'abandonne avec délice au charme d'un cinéma gothique envoûtant. Il fait de ce château de Manderley un personnage à part entière et travaille avec un certain génie les ombres, les contrastes à la manière des expressionnistes.
Je n'avais jamais vu ce film mais je connaissais la séquence où Joan Fontaine pénètre dans la chambre de la défunte épouse puisqu'elle était présentée dans l'exposition qui s'est tenue au printemps au musée d'Orsay : L'ange du bizarre : le romantisme noir de Goya à Max Ernst. Et peu de séquences peuvent, en effet, représenter plus parfaitement ce romantisme morbide où le fantôme de la morte semble flotter entre les murs. C'est sans doute la plus belle séquence du film : l'arrivée dans la vaste chambre, les rideaux flottant au gré du vent, l'apparition terrifiante de la gouvernante, l'expressionnisme exacerbé des plans... Tout est parfait et fascinant. Comme le dit lui-même Hitchcock, nous sommes dans l'univers du conte noir et l'on songe ici à la chambre de Barbe-Bleue.
Rétrospectivement, Rebecca est aussi intéressant dans la mesure où le film représente une sorte de double inversé de Vertigo. Dans les deux cas, le personnage masculin est fasciné par l'image d'une femme morte. Mais alors que Scottie tentera par tous les moyens de redonner vie à Madeleine, Maxime de Winter tente, de son côté, d'oublier cette femme qui le hante et lui gâche la vie. Passionnante est également l'étrange relation qui se noue entre la nouvelle madame de Winter et l'étrange gouvernante. Celle-ci peut déjà apparaître comme un précurseur de ces « mères » castratrices qu'affectionnera Hitchcock. Il explique d'ailleurs à Truffaut comment il est parvenu à « déshumaniser » ce personnage en la faisant apparaître toujours brusquement et, surtout, immobile. C'est une silhouette qui surgit sans qu'on s'y attende et qui provoque une certaine angoisse.
La dimension gothique et le romantisme noir sont les aspects les plus réussis du film. Après, il faut bien reconnaître qu'il n'est pas dépourvu de quelques défauts. Côté interprétation, j'aime beaucoup Joan Fontaine, fragile, gracieuse et passionnée mais Laurence Olivier se révèle être un peu terne et il est même carrément éclipsé lorsque surgit le génial George Sanders, toujours aussi cynique et sournois.
Sur la fin, Hitchcock renoue avec une intrigue policière (comment est morte Rebecca) et son conte revient alors dans des sentiers plus convenus et balisés. Ce n'est pas désagréable mais ça n'a plus la force évocatrice des deux premiers tiers du film. Le fait que Rebecca dure plus de deux heures joue peut-être aussi défavorablement sur cette dernière partie que j'ai trouvé un peu longue.
Enfin, dernier petit défaut : une musique envahissante qui surligne un peu trop les effets.
Mais encore une fois, ces quelques petits défauts ne ternissent pas l'éclat de cette œuvre singulière dans la filmographie d'Hitchcock (beaucoup plus romanesque et passionnée que la plupart de celles qui viendront) et qu'on reverra sans doute avec beaucoup de plaisir...
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Notorious (les enchaînés) (1946) d’Alfred Hitchcock avec Ingrid Bergman, Cary Grant, Claude Rains
Mon cher Alfred,
Permets-moi d’abord de te présenter mes excuses pour cette familiarité suspecte qui n’est pas dans mes habitudes et pour ce tutoiement prématuré qui n’est finalement rien d’autre qu’un hommage à tout le plaisir que tu m’as donné depuis que je te connais. Je te fréquente depuis un certain nombre d’années et j’ai du mal à voir en toi la statue de commandeur qu’on a érigée autour de ton nom, tout comme je renâcle à parler de toi au passé tant ton œuvre est vivante. D’où la légèreté avec laquelle je t’aborde en rédigeant cette humble petit missive.
Lorsque j’ai commencé ce journal cinématographique il y a plus d’un an et demi, je m’étais juré d’utiliser ces pages virtuelles à autre chose qu’à te dresser un énième panégyrique. D’une part parce que tout le monde l’a déjà fait, que les plus grands critiques se sont penchés sur ton cas et ont accommodé tes films à leur sauce. Mais de quelques manières qu’on les aborde, ils recèlent de tels trésors que leur richesse semble inépuisable. Mieux : toutes ces analyses (psychanalytiques, plastiques, philosophiques…) n’ont jamais réussi à abîmer ton œuvre, à la mutiler. Elle ne s’est jamais laissée enfermer dans un quelconque cadre forcément réducteur et conserve ce pouvoir de sidération qui réconcilie le plus pointu des cinéphiles et le téléspectateur lambda qui aime ton art du « suspense ». Car nul doute, mon cher Alfred, que tu es LE cinéaste par excellence ; celui que l’homme de la rue a toutes les chances de citer en premier si on lui demande un nom de réalisateur célèbre. Tu abolis même cette notion de « vieux films » qui entache désormais tout métrage antérieur aux années 80. Il y a les vieux westerns, les vieilles comédies musicales, les vieux burlesques et il y a les films d’Hitchcock et leur miraculeuse jeunesse. Quel « classique », à part toi, peut se targuer de voir ses films diffusés en « prime time » sur les chaînes nationales ?
Le temps n’a pas de prise sur toi. Lorsque je (re)découvre un de tes films, je retrouve les mêmes sensations d’excitation et d’angoisse mêlées qui m’avaient frappé tout gamin en découvrant Les Oiseaux. En revoyant ce film il y a peu, j’ai été saisi de la même appréhension en sachant que j’allais revoir la scène du premier meurtre qui m’avait tant terrifié tout mioche. Et pourtant, j’ai vu entre-temps toutes les horreurs possibles et imaginables !
Mon grand-père, grand cinéphile devant l’éternel, t’adorait. Je me souviens que nous nous retrouvions tous, mes frères, sœurs, cousins, cousines chez lui pour regarder les classiques qu’il nous montrait grâce aux premiers magnétoscopes. C’est là, entre autres, que j’ai découvert certains de tes films. Mais c’est là aussi qu’ado, je me suis révolté contre toi.
J’en avais marre de ces soirées où l’on ne voyait que des « vieux films », où un cousin un peu plus âgé avait le dernier mot pour nous imposer Torpille sous l’Atlantique (ce titre me révulse encore aujourd’hui !) et où il n’était pas question de voir un film contemporain susceptible de me toucher. En ce qui te concerne, l’unanimité entourant ton nom me semblait suspecte et par esprit de contradiction (déjà !), je t’ai rejeté violemment en assimilant ton cinéma au bloc des vieux films ringards à jeter.
J’étais con mais tu me pardonneras : l’adolescence est l’âge bête par excellence (du moins, c’est ce que l’on prétend lorsqu’on s’est résigné à la médiocrité de la vie « adulte » et qu’on a fait une croix sur toute ses belles révoltes de jeunesse !). Il me fallait alors de la violence et de l’horreur pure. Des Freddy, des Damien, des Jason et autres serial-killer tuant en quantité industrielle des jeunes décérébrés. Ta subtilité et ton intelligence me passaient au-dessus de la tête. Et puis, je me suis mis à admirer des cinéastes qui te devaient tout (De Palma, Lynch, Argento…) et me suis dit qu’il était grand temps de venir se ressourcer chez tonton Alfred.
Alors j’ai tout compris !
Que ton génie de la mise en scène dépassait largement l’anecdote de l’histoire (dans le virtuose North by Northwest –La mort aux trousses-), les enjeux psychanalytiques de ton cinéma (Psychose entre autres), la réflexion sur la place du spectateur au cœur de la mise en scène (Rear Window –Fenêtre sur cour-)…
Enfin, j’ai redécouvert Vertigo, ton plus beau film, une histoire d’amour fou et maladif d’un romantisme inégalable. Et là je me suis enfin dit que tes films étaient des icebergs dont on pouvait admirer la surface (le suspense, le prodigieux sens de la narration et du détail…) mais qu’ils possédaient également une immense partie immergée à explorer sans fin.
L’avantage de m’être éloigné de toi quelques temps, c’est que j’ai désormais un retard qui peut me permettre de voir un film comme Notorious pour la première fois et succomber à ses charmes avec un œil totalement neuf (qui peut se vanter d’un tel privilège ?). Ton film est évidemment sublime et il me serait loisible de le décortiquer pendant de longues heures. Voir la manière souveraine dont cette histoire d’espionnage chez les nazis réfugiés au Brésil se développe parallèlement à une superbe histoire d’amour faîte de chausse-trappes, de faux-semblants et de dissimulations. Montrer la virtuosité d’une mise en scène qui s’enroule et se développe autour de petits détails (une bouteille de vin, une clé…). Reconnaître dans le personnage de la mère de Claude Rains (qui joue un nazi) cette figure maternelle castratrice qui fait de son fils un criminel refoulé (comme Norman Bates dans Psychose).
Ton rapport névrotique à la sexualité ne t’as pas conduit sur les chemins du crime mais à une autre sorte de volonté de puissance : celui de la mise en scène. Les femmes que tu aimais et que tu n’as pu obtenir, tu les as asservis à la toute-puissance de ton Art en les transformant en objet de désir, en Image pure (voir Kim Novak dans Vertigo).
Mais comme je te le disais, je n’ai pas envie aujourd’hui d’interpréter puisque le film parle de lui-même. Juste me souvenir des regards que se lancent Ingrid Bergman et Cary Grant, des longs baisers qu’ils s’échangent. Me souvenir également du regard de Claude Rains, cet amoureux transi qui se sait rejeté mais qui préfère tout sacrifier plutôt que de renoncer à cet amour impossible.
Te parler également de ce frisson qui m’a saisi lorsque Claude Rains découvre que sa femme est une espionne ou lorsque Ingrid Bergman commence à être empoisonnée et qu’on se demande si Cary Grant arrivera à temps pour la sauver. Plaisir de suivre un récit, de se laisser happer par un « suspense » : j’ai presque envie de me contenter de ces quelques banalités qu’échangent tous les spectateurs au monde qui voient un film d’Hitchcock.
Tout ce plaisir enfantin de se laisser happer par une histoire, je l’ai retrouvé en découvrant Les Enchaînés.
Et c’est surtout pour ce plaisir, que nous sommes nombreux à avoir partagé, que je voulais tout simplement te remercier, mon cher Alfred.
Affectueusement
Dr Orlof.