La Leçon de piano (1993) de Jane Campion avec Holly Hunter, Harvey Keitel, Sam Neill, Anna Paquin. (Editions Carlotta films) Sortie en version restaurée 2K le 29 novembre 2017

Le regard d'Ada

Que reste-t-il de La Leçon de piano près de 25 après sa palme d’or au Festival de Cannes ? L’image d’une petite fille dansant et faisant la roue sur la plage tandis que retentit la mélodie ensorcelante composée par Michael Nyman. C’est du moins ce qu’il me restait en tête puisque je n’avais pas revu ce film depuis sa sortie et que ce n’est pas sans une certaine crainte que je l’ai redécouvert. Couvert d’éloges à l’époque, l’œuvre de Campion n’était-elle pas un bibelot académique formatée pour les festivals internationaux ? Très vite, j’ai été rassuré et ai pu constater que le film tient formidablement bien le coup et que le feu couve toujours sous la glace.

Faut-il rappeler, en deux mots, l’argument du film ? Ada (Holly Hunter), une jeune écossaise muette depuis sa plus tendre enfance, est mariée par son père à Stewart, un colon (Sam Neill) qu’elle part retrouver en Nouvelle-Zélande en compagnie de sa fille de neuf ans. Sur place, elle est contrainte d’abandonner son piano sur une plage sauvage où son bateau a débarqué. L’objet est acquis par Baines (Keitel), le voisin rustre et illettré de Stewart, qui propose à Ada de lui donner des leçons de piano. En fait, il ne cherche qu’à écouter la jeune femme et lui propose un drôle de marché : en échange de « choses » qu’il aimerait faire, elle pourra racheter une à une les touches de son piano.

Ce « marché » offre au film toute sa tension érotique et sa puissance passionnelle. Aborder une œuvre sous l’angle du sexe de son auteur ne présente, à mon sens, pas le moindre intérêt et je ne suis pas sûr qu’il existe une spécificité « féminine » ou « masculine » lorsqu’on aborde la question du style (je crois avant tout à la personnalité de l’individu). En revanche, s’il y a un point précis où, au cinéma, l’on peut éventuellement constater une approche différente selon le sexe, c’est dans la représentation érotique des corps. Il faudrait évidemment nuancer et il y a sans doute des contre-exemples mais il me semble qu’il n’y a pas dans le regard des cinéastes femmes ce fétichisme qu’on peut retrouver chez les hommes (l’obsession de Truffaut pour les jambes des femmes, un goût pour le dévoilement progressif de l’anatomie féminine…). Contrairement à ce qu’une certaine tendance néo-puritaine voudrait laisser entendre, l’érotisme n’est pourtant pas que l’affaire d’hommes libidineux avides de chair fraîche et s’avère même souvent plus cru chez les femmes. Mais chez elles, et c’est frappant chez Campion, le corps n’est pas morcelé mais envisagé dans son ensemble (on retrouve ça chez Akerman ou Breillat, par exemple). Autant les scènes de sexe à proprement parler sont dénuées d’érotisme, autant la sensualité brûlante du film va se nicher dans des moments sans nudité : c’est une main qui frôle une nuque dévoilée par le chignon, un doigt qui caresse délicatement un minuscule bout de peau qui apparaît derrière le trou d’un bas…

La sensualité qui émane de La Leçon de piano tient dans ce contrepoids entre le feu des désirs corsetés et réprimés et une certaine crudité qui finit, malgré tout, par advenir. Ada est un personnage de feu et de glace. Elle est le fruit typique d’une société victorienne où les femmes sont réifiées (elle est offerte à un mari qu’elle n’a jamais vu) et les désirs muselés. En ce sens, elle fait partie de ces femmes qu’aime filmer Jane Campion : des êtres inadaptés au monde qui les entoure mais qui refusent les carcans qu’on leur impose. Aux règles et conventions rigides, elles opposent leurs personnalités et leurs singularités. Ada s’inscrit donc dans la lignée des héroïnes de Sweetie et d’Un ange à ma table. Comme elles, son «infirmité » est perçue comme une forme de folie. Pourtant, il ne s’agit ici que d’une indéfectible volonté.

Le regard d'Ada

La Leçon de piano est une histoire d’émancipation et de renaissance. Ada n’a que son piano pour exprimer ses sentiments et ses désirs. Murée dans le silence, vendue comme un objet à un homme qu’elle n’aime pas, elle va peu à peu apprendre à ne plus réprimer son ardeur et à assouvir ses passions. Le film joue constamment sur le contraste entre les codes rigides dictés par un ordre social et les eaux troubles des passions humaines. Jane Campion se plait à à opposer aux conventions l’exubérance d’une nature omniprésente : les toilettes sont souillées par la boue, la forêt est luxuriante et anarchique, la mer déchaînée… Stewart est la parfaite incarnation du colon qui cherche à domestiquer la nature : il cloître sa femme dans sa maison lorsqu’il a vent de son aventure avant de lui trancher un doigt dans l’une des scènes les plus intenses (et les plus célèbres) du film. Mais tous ces gestes ne prouvent que son désarroi, son impuissance et son caractère pitoyable. Il suffit de voir le regard d’Ada (Holly Hunter, il est temps de le dire, est absolument époustouflante) avant que celle-ci s’effondre dans une flaque avec sa robe qui se soulève comme un parachute (une image que l’on retrouvera en miroir à la fin du film lors du grand plongeon) pour comprendre que rien ne pourra entamer la puissance de son désir. Si l’on peut voir dans La Leçon de piano une critique d’une société patriarcale, Jane Campion va plus loin et oppose aux ridicules conventions de la civilisation (les rombières que côtoient Stewart sont tout aussi grotesques) le naturel désarmant des maoris, beaucoup plus crus et décomplexés dans leur rapport au corps et à la sexualité.

Sans manichéisme, la cinéaste trace des oppositions fortes entre les pulsions qui nous gouvernent et le vernis civilisationnel. A de nombreuses reprises elle joue sur l’idée même d’une image trompeuse qui nous éloigne de notre véritable nature. Face à un théâtre d’ombres particulièrement sanglant, les indigènes qui ne comprennent pas le simulacre interrompent le spectacle en croyant à de véritables meurtres. De la même manière, Ada est souvent filmée comme une image qui se dérobe, soit par des fentes dans les murs qui permettent de découvrir ses ébats, soit dans les reflets des miroirs. L’image qu’elle renvoie n’est absolument pas conforme au bouillonnement intérieur qui l’anime.

A travers la musique, Ada parvient néanmoins à construire un rapport au monde (n’est-ce pas là le but de l’art ?) qu’elle ne comprend pas et auquel elle n’est pas adaptée. Tout le mouvement du film va tendre à la débarrasser de ce fardeau encombrant (le piano comme symbole de toutes ses névroses, d’un passé dont on ne saura rien…) pour apprendre à renaître. La scène finale est un véritable baptême (au sens étymologique de « plonger », « immerger ») puisqu’elle parvient à s’affranchir de son joug et à remonter à la surface.

Ada a accepté ses désirs et peut envisager un rapport apaisé au monde. Il ne s’agit pas d’oublier l’art (elle deviendra professeur de piano) mais de se débarrasser de son propre « piano » pour réapprendre à vivre…  

Retour à l'accueil