La Ronde (1950) de Max Ophuls avec Simone Signoret, Serge Reggiani, Simone Simon, Daniel Gelin, Danielle Darrieux, Jean-Louis Barrault, Odette Joyeux, Gérard Philipe (Editions Carlotta Films). Sortie en copie restaurée 4K le 6 décembre 2017
S’il y a bien un personnage qui revient de manière récurrente dans le cinéma français des années 40, c’est celui du diable. On se souvient, par exemple, de Jules Berry dans Les Visiteurs du soir. Mais, au-delà de son incarnation, cette présence du « diable » traduit de manière métaphorique une certaine idée de fatalité qui irrigue toute une tradition française depuis les débuts du « réalisme poétique » jusqu’aux films de la « qualité française » des années 50. Chez beaucoup de cinéastes, la conception de l’existence se réduit à une route toute tracée vers un destin généralement funeste.
Dans une certaine mesure, La Ronde d’Ophuls s’inscrit dans cette tradition puisque le récit est pris en charge par un narrateur omniscient (Anton Walbrook qui se présente comme le « meneur de jeu ») qui tire les ficelles de l’existence d’une dizaine de personnages qui vont apparaître et disparaitre le temps d’un petit tour de manège. Le procédé pourrait être un peu lourd mais Max Ophuls l’utilise avec beaucoup de malice et d’humour. Un exemple : Daniel Gelin, jeune homme de bonne famille devient l’amant d’une femme mariée (Danielle Darrieux) mais nous comprenons que leurs ébats ont tourné court suite à une panne sexuelle. Lorsqu’à la fin du dialogue entre les amants, Gélin semble redevenir fougueux, le cinéaste raccorde avec son narrateur en train de réparer le manège qui était bloqué. Une jolie manière de suggérer que la mécanique est repartie et de faire la transition vers un autre destin. Autre moment ironique, celui où le comte (G.Philipe) enlace tendrement sa conquête. Un fondu au noir prive le spectateur de toute image scabreuse alors Ophuls revient sur Anton Walbrook, de la pellicule à la main, en train de raccourcir le métrage en prononçant le mot « censure ».
Le film est constamment dans la distanciation : le manège représente à la fois le destin des individus mais également la machinerie du cinéma qui apparaît parfois à l’écran (projecteurs, caméras…). C’est d’ailleurs peut-être la petite limite de La Ronde : en adoptant la structure inventée par Arthur Schnitzler (un personnage en rencontre un autre du sexe opposé, forme un couple, l’un des deux part pour aller former un nouveau couple avec un autre…), Ophuls prend le risque d’une certaine superficialité (impossible de s’attacher à des personnages qui disparaissent trop vite) et de tenir à distance l’émotion en jouant la carte de la distanciation.
Pourtant, le film fait souvent mouche. D’abord parce qu’à l’image d’un destin rectiligne et forcément noir, Ophuls préfère la ligne courbe (l’image de la ronde) et la légèreté mélancolique. De la petite prostituée (Simone Signoret qui forme, avant Casque d’or, un couple avec Reggiani) jusqu’à l’aristocrate en passant par la soubrette (délicieuse Simone Simon), la femme mariée adultère (évanescente Danielle Darrieux) et le poète exalté (JL.Barrault), tout le monde entre en piste à un moment donné pour une valse des sentiments. La brièveté de ces rencontres, les ruptures inévitables (« il n’y a pas de grand amour sans adieux » déclare le poète), la conscience que les beaux moments du présent sont éphémères et deviendront rapidement de simples souvenirs ; tout cela leste le film d’une mélancolie touchante. C’est le regard toujours ailleurs de Danielle Darrieux, lassée de son mari mais consciente que son amant ne vaut guère mieux, c’est la tristesse de la prostituée qui offre pourtant son amour à qui veut…
Derrière le côté frivole du film se dissimule une véritable tristesse et une certaine cruauté : le soldat qui n’a aucune considération pour la prostituée qui refuse pourtant son argent, le fils de bonne famille qui profite de la soubrette en sachant parfaitement que les différences de classe l’empêcheront de sceller son destin au sien…
Si tristesse il y a dans La Ronde, elle reste toujours empreinte de légèreté. Pour l’auteur de Lettre d’une inconnue ou Madame de…, hors de question de s’appesantir ou se lamenter. L’amour, c’est gai (parfois), l’amour c’est triste (le plus souvent) mais ce qui l’intéresse, c’est le tourbillon des sentiments et les élans de cœur qu’il filme comme nulle autre.
En adaptant Schnitzler, Ophuls renoue également avec la veine la plus rococo de son cinéma, s’amusant à filmer un personnage en plongée verticale entouré d’imposants lustres ou à surcharger les décors d’éléments hétéroclites.
Une esthétique viennoise au service d’un ballet d’affects et d’émotions que le cinéaste capte avec une rare acuité…
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