L'amour à mort
Duel au soleil (1946) de King Vidor avec Jennifer Jones, Joseph Cotten, Gregory Peck, Lillian Gish, Lionel Barrymore (Editions Carlotta films) Sortie en DVD/BR le 21 mars 2018
Tout a sans doute été déjà dit sur Duel au soleil, sommet de la démesure selon Selznick qui fit appel à plusieurs réalisateur (dont William Dieterle, non crédité) pour boucler ce western flamboyant qui reste toujours, 70 ans après, un monument stupéfiant et fascinant. Dans sa version intégrale, le film débute par un prélude de 10 minutes, entendez par là un morceau symphonique de Dimitri Tiomkin sur une image fixe des lieux où se déroulera le fameux finale du récit. Il y aura ensuite une ouverture avec une voix-off présentant les enjeux du drame et l’œuvre se terminera comme elle a débuté : par un postlude musical.
On aura compris qu’à travers ce dispositif, Vidor et Selznick cherchent à transfigurer la trame d’un western classique en un véritable opéra baroque, magnifié par un Technicolor absolument époustouflant.
Pearl (Jennifer Jones, la muse du producteur mégalomane) est une jeune femme au sang mêlé (blanche par son père, indienne par sa mère). Témoin des ébats adultères de sa mère et de la vengeance de son père (qui tue son épouse), elle est recueillie par une cousine de celui-ci (Lillian Gish), dans une vaste propriété texane.
Le film déploie alors les ficelles classiques d’un western aux résonances bibliques : un immense ranch au cœur du Texas, deux frères ennemis qui vont convoiter la belle Pearl, l’opposition entre la tradition archaïque des pionniers (le « self made man » américain qui défend la propriété qu’il a bâtie avec des armes) et la Loi… Cette opposition, on la retrouve incarnée chez les deux frères (Caïn et Abel) puisque Lewt (Gregory Peck) représente le Sud sauvage, guidé par les pulsions les plus primitives tandis que Jesse (Joseph Cotten) est un avocat et croit aux vertus de la Raison. Légaliste, Jesse s’oppose à son père qui refuse que les voies du chemin de fer (symbole de l’unification des Etats) passent sur son domaine. Il est chassé par son père, symbole d’une Amérique primitive arcboutée sur les mythes de son passé. Vidor joue la carte du western épique avec un souffle qui n’a rien à envier aux plus grandes œuvres de Ford : chevauchées endiablées, couchers de soleil majestueux, l’arrivée de l’armée pour soutenir les représentants de l’état fédéral… Les amples travellings latéraux qui accompagnent les mouvements des cavaliers sont étourdissants et la photo constamment sublime.
Mais au-delà de ce western passionnant, Duel au soleil est avant tout un somptueux mélodrame flamboyant. Si le « duel » du titre évoque évidemment l’univers du western, il faut aussi le prendre au sens amoureux, un amour passionné et paradoxal. Comme cohabitent en Pearl le sang « américain » et le sang indien, la jeune femme est constamment tiraillée entre une volonté de devenir « une jeune fille », d’être une épouse modèle et la puissance de ses désirs. On a reproché à Jennifer Jones d’en faire trop mais son personnage commande un jeu expressionniste et non pas naturaliste. Son histoire entre Jesse (qui ne voudra jamais « s’imposer » à elle) et Lewt (qu’elle aime passionnément autant qu’elle le déteste) évolue de manière opératique et il est tout à fait logique que la comédienne exprime ses tourments intérieurs avec emphase et outrance.
Rarement dans le cinéma « classique » on aura montré avec autant d’intensité la puissance des pulsions les plus refoulées, l’expression d’un désir éclatant malgré les interdits et la culpabilité. Il faut voir comment Vidor raccorde la fin d’une étreinte avec les flammes qui pourraient être celles de l’Enfer promises aux deux amants maudits. Le cinéaste joue également sur le côté « atavique » des désirs de son héroïne. Comme sa mère, elle danse (une image de la femme lascive pour une société sclérosée) et préfère les plaisirs de la chair à la fidélité. Duel au soleil fonctionne par un système complexe de rimes et de « retour du même » (les sentiments d’amour et de haine qui lient Pearl et Lewt rythment le récit) jusqu’à la tragédie finale.
La fin est suffisamment célèbre pour que nous en touchions quelques mots (mais que ceux qui ont la chance de n’avoir jamais vu le film ni les Histoire(s) du cinéma de Godard s’arrêtent là !)
Alors que dans des histoires d’amants maudits similaires, c’est souvent la société mise en danger par l’expression aussi franche du désir qui met un terme à l’idylle, c’est le couple qui s’autodétruit ici dans une séquence incroyable où, après s’être tirés dessus mutuellement, Pearl arrive à se traîner jusqu’à Lewt pour une étreinte fatale. Rarement on aura autant magnifié les noces d’Eros et Thanatos et suggéré la frontière très mince qu’il peut exister entre l’amour le plus fou et la haine la plus tenace.
Tant de lyrisme et de beauté laissent le spectateur d’aujourd’hui dans un état pantelant et c’est avec un immense plaisir que l’on revoit ce chef-d’œuvre absolu…