La fureur de vivre
A Brighter Summer Day (1991) d’Edward Yang avec Chang Chen (Editions Carlotta Films) Sortie en salles en version restaurée 4K le 8 août 2018
A deux occasions dans le film d’Edward Yang il est fait mention de Tolstoï et son Guerre et paix. Il ne s’agit bien évidemment pas de comparer l’incomparable mais il y a dans le geste du cinéaste une volonté d’embrasser par le biais d’une ample fresque toute la destinée d’un peuple et d’un pays à la manière du romancier russe.
Ce peuple, c’est celui des chinois exilés à Taïwan (île où se sont repliés le nationaliste Tchang Kaï-Chek et son gouvernement) après la victoire totale de Mao et des communistes en Chine continentale. Comme la famille du héros Xia Si’r (Chang Chen), la famille de Yang a dû s’exiler et le cinéaste s’est inspiré d’un fait divers ayant eu lieu dans son lycée pour construire A Brighter Summer Day (nous ne le révélerons pas puisqu’il arrive à la fin du film)
En dépit des espoirs que son père avait placés en lui, Si’r n’est admis qu’aux cours du soir au lycée. Il se lie d’amitié avec une petite bande de garçons et commettent quelques petites bêtises anodines, notamment sur les plateaux de cinéma qui jouxtent l’école. En revanche, autour d’eux, les jeunes gens se regroupent en bandes rivales et se déchirent plutôt violemment. Les choses vont s’envenimer lorsque Si’r fait connaissance avec Ming et se lie d’amitié avec elle alors qu’il s’agit de la petite amie officielle du leader d’un des deux gangs…
A Brighter Summer Day est une longue (près de quatre heures quand même !) fresque qui conjugue avec beaucoup de délicatesse la chronique familiale intimiste, le roman d’apprentissage teinté d’un peu d’autobiographie et la grande Histoire qui s’invite sans en avoir l’air dans les interstices du récit.
Edward Yang, notamment avec le beau Taipei Story, est une figure majeure de la « nouvelle vague taïwanaise » et l’on retrouve ici des caractéristiques que l’on trouvera aussi chez son comparse Hou Hsiao-Hsien : inspiration autobiographique, goût pour la jeunesse et les « guerres de gangs » (voir le beau Les Garçons de Fengkuei) et un style présentant des points communs : plans-séquences très composés, goût pour l’ellipse, peu de gros plans… Le film trouve sa voie en jouant à la fois la carte de la chronique familiale et une inspiration plus « américaine » avec ces éclairs de violence qui surgissent au cœur de cette guerre des gangs, évoquant aussi bien la jeunesse de Nicholas Ray (La Fureur de vivre) que les bandits de Scorsese.
Ces deux dimensions permettent au cinéaste d’évoquer en filigrane la grande Histoire. Le destin de cette famille, c’est celui de nombreux autres chinois exilés. Le père souhaite la plus grande réussite possible pour ses enfants et voudrait qu’ils aillent étudier à l’étranger. La mère est dans une situation précaire car elle ne retrouve plus ses certificats qui lui permettraient d’enseigner « officiellement ». Sans appuyer sur cette dimension, on sent constamment un « décalage » entre cette famille et l’environnement dans lequel elle évolue. C’est particulièrement flagrant pour Si’r qui est le « héros » : plutôt bon élève mais à part, qui n’hésite pas à recourir à la violence quand les événements se précipitent.
Quant aux bandes rivales, elle renvoie également à un imaginaire qui est celui de la culture américaine en train de s’immiscer un peu partout. Plus que de leurs origines chinoises (continentales), les jeunes du film se tournent vers le rock (en particulier Elvis Presley) et un mode de vie occidentalisé.
Mais toutes ces descriptions ne disent vraiment rien de la teneur du film, sorte de long fleuve tranquille où la narration importe moins que la composition d’ensemble qui semble embrasser le rythme même de la vie et de l’écoulement du temps. Une vie faite d’incertitudes et de doutes, où les micro-événements du quotidien peuvent prendre une tournure dramatique tout en semblant toujours s’inscrire dans un mouvement plus vaste. Et c’est ce va-et-vient dialectique entre le plus intime et le monde qui fait la beauté du film.
Vers la fin du film, Si’r reproche au cinéaste qui tourne un film à côté de son école de ne pas savoir distinguer le vrai du faux et, par conséquent, de ne pas être un bon réalisateur. Même si c’est extrêmement banal d’écrire ça, le regard d’Edward Yang est juste. Même si on se perd parfois dans ces guerres des gangs, on a le sentiment que tout ce qui est montré est à la fois anodin et essentiel, que rien ne peut être retranché.
Avant le sublime Yi-Yi, A Brighter Summer Day prouvait déjà la grandeur d’un cinéaste hélas trop tôt disparu…