Un monde parfait selon Ghibli (2018) d’Alexandre Mathis (Playlist Society, 2018) Sortie en librairie le 25 septembre 2018

L'empire de la perfection ?

Me voilà bien embêté pour parler de cet essai. En effet, je connais (tout au moins virtuellement) Alexandre depuis un certain nombre d’années et je le trouve aussi sympathique que talentueux. Je ne voudrais donc pas que les remarques que je vais faire sur son ouvrage soient prises « personnellement ». De la même manière, ces « critiques » de fond ne signifient pas que le livre est sans intérêt, loin de là ! On sait que les éditions Playlist Society se sont données comme noble objectif de proposer des livres de vulgarisation cinématographique (au bon sens du terme) s’attachant avant tout à une approche thématique des corpus (d’un cinéaste ou d’un studio) étudiés. En ce sens, Un monde parfait selon Ghibli ne déroge pas à la règle et s’avère assez complet, clair et synthétique quant à son approche des œuvres de Miyazaki et Takahata (les deux piliers du studio). Alexandre Mathis nous invite à redécouvrir ces films à l’aune des différents thèmes qui les parcourent : l’imaginaire des contes, la dimension écologique, la fascination pour les machines volantes (sans doute le chapitre le plus réussi car le plus « dialectique »), la place des femmes dans cet univers…

Rien à redire de ce côté : l’approche est argumentée et contextualisée au regard d’éléments historiques et culturels du Japon. Pourtant quelque chose me gêne un peu à la lecture de l’essai dans la mesure où Alexandre Mathis laisse de côté la dimension esthétique de ces œuvres au profit d’une vision « sociologique » voire même idéologique.

C’est assez frappant dans la première partie de l’ouvrage où l’auteur cherche à nous convaincre à tout prix du « féminisme » du studio Ghibli, quitte à recourir au « test de Bechdel » qui est quand même la pire escroquerie théorique arrivée au cinéma depuis le « cinéma subtil » jadis théorisé par les Cahiers du cinéma. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas pour moi de nier l’évidence et de ne pas me réjouir que les auteurs du studio donnent une place importante aux figures féminines et surtout, leur offrent des visages contrastés et nuancés (des fillettes de Mon voisin Totoro aux grands-mères qui peuplent les films de Miyazaki) mais je m’interroge sur la pertinence d’une telle approche. Dans la mesure où les films Ghibli s’adressent majoritairement aux enfants (pas tous et pas seulement mais il y a quand même une volonté d’être vu par tous), ça ne me paraît pas anormal ni très parlant qu’il n’y ait pas de « sexualisation » des personnages féminins, en dehors de toute considération idéologique. De la même manière, qu’on m’explique en quoi c’est un gage de qualité qu’un film ne présente « aucun baiser ou geste érotiques » (p 45) ? Et si on veut digresser encore plus, un film où les personnages féminins sont fortement « sexualisés » est-il par essence « sexiste » ? (Bernadette Lafont dans La Fiancée du pirate est fortement sexualisée et c’est pourtant l’un des films les plus féministes de l’histoire du cinéma – au bon sens du terme-)

De la même manière, pourquoi ce « test de Bechdel » (un film qui ne présenterait pas assez de femmes, indépendamment de son propos, serait automatiquement mauvais ? Foxcatcher est-il un film « sexiste » car j’imagine qu’il ne passe pas le test ?) alors qu’une grande majorité des films de Miyazaki ont pour héroïnes des fillettes ou des ados ? Est-ce pertinent pour en conclure à une meilleure représentation des femmes ?

Essayons de m’expliquer mieux par un raisonnement par l’absurde. Puisque Alexandre Mathis cherche à montrer que l’univers du studio Ghibli tend à la représentation d’un « monde parfait », il faudrait que ces œuvres s’attachent non pas seulement à la représentation des femmes mais à la représentation des minorités. Or, sauf erreur, il n’y a aucun personnage noir chez Miyazaki et Takahata, ni même de représentation des minorités immigrées (coréens, vietnamiens)… Si je me base sur ces faits, est-ce que je peux en déduire que les films Ghibli sont « racistes » ? Bien sûr que non ! Parce que l’approche est biaisée, idéologique et ne correspond absolument pas à la réalité (humaniste) de ces films.

A vouloir trop faire entrer les œuvres dans la catégorie du « Bien » (féministes, écologistes, pacifistes…), l’auteur oublie à mon sens la part de négatif qu’elles recèlent. Car, à mon sens, le monde de Ghibli est loin d’être « parfait » : on y fait l’expérience de la mort (Le Tombeau des lucioles), de la maladie (Mon voisin Totoro), de la nécessité de quitter le monde de l’enfance (Le Voyage de Chihiro, Kiki la petite sorcière)… La beauté de ces films c’est qu’ils ne confondent jamais l’infantilisation (en gros, pour schématiser, Disney) et l’Enfance avec ce qu’elle peut comporter de terreurs et de chagrins. L’imaginaire n’est jamais célébré en tant que tel chez Miyazaki mais c’est juste une projection mentale venue des tréfonds de l’enfance, nécessaire pour se protéger de la dureté du monde (Totoro en est l’expression la plus parfaite). C’est pour cela que j’aime beaucoup le chapitre sur l’aviation car l’auteur montre bien l’envers de la médaille de cette fascination technophile : la technique au service de la guerre et de la destruction massive !

Il manque peut-être à cet essai cette dimension « esthétique » qui permettrait de traduire mieux la complexité des œuvres Ghibli, leur dimension « onirique » qui se confond avec des projections mentales (les pouvoirs de sorcière de Kiki qui correspondent aux pouvoirs de l’enfance – soyons honnête : Alexandre l’évoque un peu à juste titre) et des expériences narratives étonnantes (rien sur la construction quasi lynchienne du Château ambulant).

Encore une fois, j’ai l’impression de remettre en question tout l’ouvrage alors que ce n’est pas le cas. Le panorama est intéressant, parfois instructif et offre un tableau assez complet de l’univers de Ghibli. Mais, à mon sens, il y manque un côté plus « dialectique » qui permettrait de creuser un peu plus en profondeur au cœur de cet étonnant corpus…

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