L'expérience par les gouffres
LSD 67 (2013) d'Alexandre Mathis (Éditions Serge Safran, 2013)
Les Beatles avaient déjà trouvé un moyen d'évoquer de manière détournée d'un célèbre psychotrope en chantant « Lucy in the Sky with Diamonds ». Alexandre Mathis reprend ce principe en sous-titrant son roman « Liliane, Sonny, Dora 1967 ». Son livre est une plongée dans le Paris (plus précisément, le Quartier Latin) de 1967 et une évocation fascinante du microcosme formé par ceux que l'on appelait alors les « beatniks ».
Pour les familiers de l'auteur qui avaient apprécié ces superbes ouvrages que sont Allers sans retour et Les Fantômes de M.Bill, LSD 67 ne dépareille pas d'un point de vue stylistique : écriture extrêmement ciselée qui entremêle différents niveaux d'évocation, qu'il s'agisse de descriptions précises des lieux, d'envolées subjectives accompagnant les « trips » opiacés des personnages voire même de « collages » (articles de presse, extraits de livres...). L'une des plus grandes qualités d'Alexandre Mathis est cette manière assez unique qu'il a de partir d'un contexte hyperréaliste pour y faire affleurer sa subjectivité.
LSD 67 frappe d'abord par la précision maniaque, quasi archéologique, de la peinture du Paris de cette époque. Comme dans ses romans précédents, l'auteur n'hésite pas à recourir aux notes de bas de page pour décrire les cafés, les cinémas, donner leurs adresses exactes, parfois leur numéro de téléphone (« Hôtel de Suède, 15 quai Saint-Michel, Paris 5e ; ODÉ 96-14 »). De la même manière, puisque les drogues sont au cœur du récit, l'auteur n'hésite pas à recopier des articles du Vidal pour décrire certaines substances psychotropes, certains médicaments et leurs posologies ! Rien d'ennuyeux pourtant dans cette approche méticuleuse de la topographie car c'est à partir de ces multiples détails que Mathis parvient à instaurer une atmosphère unique. Même sans l'avoir connu (et pour cause, nous n'étions pas né!), on a l'impression d'évoluer dans ce Paris de la fin des années 60.
Ce qui change par rapport à ses romans précédents, c'est que Mathis se met lui-même en scène dans un roman dont la dimension autobiographique n'échappera à personne (il est d'ailleurs question du court-métrage expérimental Vinyl qu'il tournera l'année suivante). Mais le roman ne se limite pas à ce point de vue subjectif. L'auteur n'est pas le « héros » de son propre roman et laisse ses personnages (Liliane, Sonny, Dora, Chico, Gégé, JF et les autres) gagner leur autonomie. Par bribes, il nous propose de vivre leurs expériences communes et ces fragments finissent par composer une toile morcelée d'un moment très particulier à Paris. En s'inscrivant dans une « psychogéographie » très précisément circonscrite, Mathis revisite les rues de la capitale pour leur donner un nouveau visage. Les « visions » de ses personnages sont à la fois altérées par l'effet du LSD ou la fumée de l'opium mais elles permettent également à l'auteur de s'inscrire dans une tradition allant de Restif de la Bretonne à Breton en passant par Baudelaire et Huysmans. Les rues se peuplent de créatures étranges et monstrueuses, les monuments (en particulier les églises) deviennent arachnéens et les personnages sont propulsés dans un Paris médiéval ou gothique propice à toutes les visions.
Mathis fait de sa petite communauté, parfois à la limite de la clochardisation, un groupe de dandies adepte de l'expérience par les gouffres : « Les drogues restent un dandysme, si l'on écarte ça, on passe à côté du sujet. Ici, la drogue puise sa puissance dans sa propre représentation. Affirmation du non péremptoire à toutes choses établies, imposées. Façon d'être, prenant une importance démesurée... Essentielle. Décalée. En porte à faux. »
Cet usage de la drogue s'inscrit bien évidemment dans une tradition de contre-culture où les livres, les films et les disques revêtent une importance primordiale. Les personnages planent au son de la guitare d'Hendrix ou de celle de Clapton qui jouait alors dans le groupe The Cream. Mais il y a surtout le cinéma et ces longues balades dans le quartier qui se terminent souvent dans les salles obscures.
Si je parle de ce roman sur ce blog et non pas sur mon blog « littéraire », c'est tout simplement parce que Mathis nous propose ici une évocation magique des cinémas parisiens de cette année 67. A la fois la description méticuleuse des salles et de leur aura mythique (les rideaux rouges, les fauteuils au balcon...) mais également leurs programmations. En cinéphage curieux et éclectique, le narrateur peut aussi bien se retrouver au Midi-Minuit que dans les salles projetant du cinéma « art et essai », évoquer les sorties de la semaine où des reprises de « classiques » succèdent à des nouveautés suédoises...
« Le cinéma fait partie de cet immédiat à vivre, qui relègue tout avenir même proche hors de mes préoccupations. »
L'intense beauté de LSD 67 qui étreindra à coup sûr le cœur de tous les cinéphiles, réside dans ce pont jeté entre l'expérience du spectateur et celle des hallucinations provoquées par la drogue. Mathis est un auteur hanté par les fantômes du passé et son génie est de parvenir à faire ressentir quasiment physiquement l'intensité d'expériences provisoires et à jamais disparues. Son approche du cinéma n'a rien de dogmatique (il peut apprécier Godard comme Benazeraf, Laurel et Hardy comme Gilles Grangier) mais relève d'une sorte de dérive opiacée entre rêve et réalité, entre le monde tangible et sa représentation imaginaire. Toute son évocation de cette année 67 à Paris (on déborde sur le début de l'année 68 avec l'affaire Langlois qui arrive à la toute fin du roman) semble passée au prisme du cinématographe et sa manière d'enregistrer scrupuleusement le Réel tout en laissant libre-court à la rêverie la plus intense : « Les lieux restent présents dans la mémoire, tels ces plis d'éventails laissant voir les même bribes d'images, partielles. Les endroits qui furent le théâtre d'événements peu agréables sont propices à revenir. Comme si on réalisait d'autres films dans les mêmes décors. »
Roman hanté, habité par les fantômes du passé, LSD 67 est une expérience envoûtante qui parvient à la fois à nous propulser dans un décor incroyablement restitué tout en n'estompant jamais une impression ouatée de rêve qui va bientôt se dissiper. Comme si nous entrions dans le plus beau des films (en dépit de sa dureté, de ses aspérités) : celui d'une existence plus intense que nous aimerions retenir le plus longtemps possible mais qui glisse comme du sable entre les doigts...