La révolution Takahata
Isao Takahata : le réel animé (sous la direction de Roland Carrée). Revue Éclipses n°63, décembre 2018
Je n’avais jamais pris le temps de lire la revue Eclipses. C’est un tort car deux fois par an, elle se penche sur un cinéaste (de Clouzot à Nolan en passant par Lumet, Almodovar, Burton, Sirk ou Pialat) et nous propose une approche à la fois thématique et esthétique de son œuvre. De facture très universitaire (textes pointus, construits selon les règles de rédaction d’un mémoire ou d’une thèse), la revue est composée d’un ensemble d’essais qui finissent par dessiner un panorama pertinent et transversal de l’œuvre étudiée.
Pour ce numéro 63, dirigé par Roland Carrée, le choix s’est porté sur Isao Takahata, faisant écho au numéro 45 qui décortiquait l’œuvre de Miyazaki. Comme le sous-titre de la revue l’indique, l’angle abordé pour définir la singularité de l’auteur du Tombeau des lucioles est celui de son rapport au Réel. En ce sens, Roland Carrée va même jusqu’à écrire que Takahata est plus proche d’un cinéaste comme Kiarostami dans sa manière « d’organiser une sorte de fiction pour rendre compte du réel » que des autres maîtres du cinéma d’animation.
Ce rapport à la réalité, il est extrêmement bien défini dans un essai lumineux signé Stéphane Le Roux qui analyse à cette aune l’ouverture d’Hols, prince du soleil (premier long-métrage de Takahata tourné en 1968). L’auteur démontre, plans à l’appui, la manière dont le cinéaste se démarque immédiatement des conventions des films Disney et de leurs méthodes pour nous introduire dans un univers merveilleux et « autonome » (organisation centripète des éléments, élimination presque totale du hors-champ, aiguillage du regard vers le centre de la composition…). Chez Takahata, on entre quasiment par effraction dans le plan et l’univers décrit semble exister indépendamment du regard du spectateur. Le hors-champ retrouve toute sa place et comme le souligne l’auteur : « le cadre proposé au regard n’est plus le cadre idéal, le point de vue désincarné qu’on ne pouvait pas ne pas choisir, mais n’est juste qu’un cadre, préféré parmi l’infinité des possibles. »
Après un autre texte consacré à cette « mise en animation » du Réel, d’autres contributeurs analysent l’œuvre de Takahata à l’aune de la « poésie » ou, pour le dire schématiquement, comment le merveilleux traduit avant tout la subjectivité des personnages dans un cadre « réaliste ». C’est également cette subjectivité qui va permettre au cinéaste de traiter des thèmes qui hantent son œuvre comme celui de l’Histoire (on sait que le temps d’une journée, il a vécu à la fin de la guerre une situation analogue à celle des deux jeunes enfants du Tombeau des lucioles) et de la Mémoire.
Avant de terminer la revue par un entretien avec deux spécialistes de l’animation japonaise, Ilan Nguyên et Xavier Kawa-Topor, la dernière partie de la revue aborde la question de l’enfance et des récits initiatiques mis en place chez Takahata.
L’ensemble est de haute tenue et s’avère extrêmement stimulant pour (re)découvrir une œuvre finalement encore assez méconnue. L’image de Takahata, compère de Miyazaki au sein du mythique studio Ghibli, s’effrite au profit d’un artiste exigeant et scrupuleux, utilisant l’animation non pas pour nous projeter dans un univers merveilleux mais, au contraire, comme une technique à part entière permettant de se confronter au Réel. Un texte très pertinent de Myriam Villain montre, par exemple, comment des films a priori destinés aux enfants comme Panda petit Panda et Kié la petite peste sont aussi des réflexions sur la famille japonaise.
Voilà donc un numéro qui donne à la fois envie de (re)voir les films de Takahata et de nous plonger dans les archives d’une revue extrêmement riche et stimulante…